De la majesté des dernières années louisquatorziennes au premières lueurs du Consulat, en passant par l’exotisme, le mobilier d’un hôtel particulier, dispersé prochainement, traverse cent ans de création française.
Image du luxe aristocratique, mais aussi plaisir d’une bourgeoisie montante, les arts du XVIIIe connurent un essor fabuleux et diverses métamorphoses. Le résultat offre une belle multiplicité qui trouve un écho caractéristique dans le mobilier de cet hôtel particulier, prochainement dispersé lors d’une vente judiciaire. Si aucune information n’a filtré sur ses propriétaires, on perçoit dans leurs différentes acquisitions une ligne directrice : «Cet ensemble mobilier propose beaucoup de créations du XVIIIe ou qui s’en réclament stylistiquement. On a attaché par ailleurs une grande importance à l’effet décoratif visuel de l’ensemble», explique l’expert Morgan Blaise. Dorure et majesté règnent ainsi sur nombre de ces meubles, à l’image de la commode en sarcophage de style Louis XIV, réplique du célèbre modèle d’André-Charles Boulle, réalisée vers 1850 par la dynastie d’ébénistes londoniens des Blake (voir en couverture et article page 6). Estimée 20 000/30 000 €, elle renvoie au goût des Anglais pour le mobilier français tout au long du XIXe, une tendance qui trouve son origine dans les ventes révolutionnaires, durant lesquelles les Britanniques furent des acheteurs très actifs. Stylistiquement, ce meuble rappelle les dernières heures du règne de Louis XIV et à un mobilier encore dévoué au pouvoir royal. Place ensuite à la légèreté et à la sinuosité sous le règne de Louis XV. En témoigne un ployant en bois doré et aux montants torsadés sculptés de volutes et de canaux, image de l’art rocaille et de cette nature qui envahit alors les intérieurs et leur décor. Ce meuble, telle une sculpture dans laquelle la symétrie est oubliée, annoncé à 6 000/10 000 €, est passé par la collection Yves Saint Laurent - Pierre Bergé (vendu le 25 février 2009 chez Christie’s Paris sous le numéro 724). Plus confortables et intimes, les salons Louis XV se féminisent. Une tendance parfaitement illustrée par la toile de Jean Raoux, La Toilette avant le bal, dans laquelle l’élève de Bon Boullogne reprend son thème fétiche : la jeune femme au miroir (20 000/30 000 €).
Néoclassicisme et Consulat
Le mobilier français du XVIIIe siècle se diffusa dans toute l’Europe comme un modèle, souvent réinterprété au prisme des goûts et de la tradition de chaque pays. Ainsi reconnaît-on dans une étonnante console demi-lune néoclassique, datée vers 1780, un travail italien. Une attribution faite au regard de sa structure originale à quatre pieds fortement arqués (presque détachés de la ceinture), soulignés de piastres, feuilles d’acanthe et perles, et sommés de sphinges, la ceinture étant sculptée en bas relief d’attributs jardiniers, torches enflammées et couronnes de lauriers parmi des pampres de vignes (2 000/3 000 €). Si nombre des pièces de cet ensemble, achetées par les propriétaires dans les années 2000, se sont révélées être des copies XIXe ou parfois XXe, certaines semblent offrir des profils plus complexes. Tel est le cas d’une paire de cabinets bas, de forme architecturée, de style Consulat, dans le goût d’Adam Weisweiler (10 000/15 000 €). En placage d’ébène, ils se composent de panneaux rectangulaires en pierres dures – les huit des côtés datant du XXe siècle – tandis que celui central, à décor de corbeilles de fruits et d’un vase de fleurs animé de papillons, serait du XVIIIe. Quant à la plaque à décor d’une composition de fruits en demi-ronde bosse, constituée de pierres dures en intarsia sur fond de pierre noire de Belgique, elle serait d’époque Louis XIV. La période du Consulat sera encore illustrée par une paire de fauteuils en acajou (3 000/5 000 €), estampillés Jacob Frères – marque correspondant à l’association entre George II et François-Honoré-Georges Jacob-Desmalter entre 1796 et 1803. Ces sièges portent des marques d’inventaire assurant de leur présence dans les appartements du palais de Fontainebleau, donnant sur la cour des Princes, et qui démontrent le goût de Napoléon Bonaparte pour ce style «à l’étrusque», porté par la redécouverte des ruines antiques italiennes.
Porcelaines de Chine ou d’Autriche
Antiquité, Orient et Asie, le XVIIIe siècle s’ouvre aussi à de nouveaux horizons grâce aux découvertes scientifiques ainsi qu’au commerce des grandes entreprises maritimes européennes. C’est à la Compagnie française des Indes orientales que l’on doit le rapatriement en France, sous l’époque Qianlong, d’une importante paire de vases en porcelaine chinoise à décor polychrome aux émaux de la famille rose d’un couple de phénix dans un parc, dont on attend 20 000/30 000 €. Créée en France à l’initiative de Colbert en 1664, cette compagnie se développe particulièrement au siècle suivant. Chaque année, une dizaine de bateaux effectuent le voyage vers la Chine, de Brest ou Lorient à Canton, passant commande pour de grandes familles puis venant récupérer la marchandise environ deux ans plus tard. Hauts de 141 cm, ces deux vases monumentaux sont ainsi dits «de palais» car ils «sont historiquement l’apanage des résidences royales», précise M. Blaise ; une paire identique est d’ailleurs conservée au château de Windsor dans les collections de Charles III. Rares en France, ils constituent une prouesse technique. Le père François-Xavier d’Entrecolles, prêtre missionnaire de la Compagnie de Jésus en Chine, rapporte ainsi que lors de leur fabrication «sur vingt-quatre, huit seulement réussissent…» Le retour à l’ordre classique de la fin du siècle est aussi sensible dans les objets d’art. Tout d’abord avec une paire de vases couverts de forme balustre, en porcelaine de Vienne, à décor polychrome et or de scènes antiques illustrant Le Renvoi des licteurs et Decius Mus racontant son rêve, celles-ci signées Leopold Lieb et datées 1817, la plus belle période de production de cette manufacture. Ces décors reprennent les célèbres peintures de Pierre Paul Rubens, aujourd’hui conservées dans les collections du prince de Liechtenstein, à Vienne, peintes entre 1616 et 1618 dans le cadre d’une série sur l’histoire du consul romain Publius Decius Mus, qui sacrifia sa vie lors d’une bataille contre les Latins vers 340 av. J.-C.
Une monumentale folie
Prédominants dans le décor de cette demeure, les biscuits de porcelaine de Sèvres – avec une série de six grands hommes (voir encadré page 14) – ou de Copenhague, devaient harmonieusement s’accorder avec une impressionnante pendule en marbre de 153 cm de hauteur, à motif des quatre muses désignant chacune d’un doigt l’heure sur le cadran en forme de sphère et au mouvement tournant. Une configuration étonnante pour une pendule monumentale qui trônait au centre d’une pièce et permettait de voir l’heure quel que soit l'endroit où l’on se trouve. «C’est un objet incroyable, sculpté dans un seul bloc de marbre et qui associe le travail du sculpteur Jacques-Philippe Le Sueur à celui de l’horloger du roi Lepaute», précise l’expert. Représentée sur un dessin aujourd’hui conservé au Fitzwilliam Museum de Cambridge (inv. 3197), cette horloge prenait place au centre d’un des deux pavillons circulaires de la chartreuse, construction principale de la folie Beaujon. Bâtie entre 1781 et 1783 par l’architecte Nicolas Girardin, celle-ci était destinée au banquier du roi et de la cour Nicolas Beaujon (1718-1786). Elle occupait 12 hectares entre le faubourg du Roule et l’Étoile (emplacement actuel de l’ hôtel Salomon de Rothschild dans le 8e arrondissement). Vendue en 1796 à Ignace Vanlerberghe, fournisseur en grains et fourrage des armées de la République puis de Napoléon, elle fut agrandie et décorée à neuf par l’architecte Coffinet. La pendule est en place en 1801, selon une gravure publiée par Kraft et Ransonnette. Une folie à la hauteur des plus grandes collections !