Grande figure du japonisme à la fin du XIXe siècle, Gabriel Viardo signe des meubles de présentation et des pièces de salon habités de dragons et parés de nacre.
Gabriel Viardot compte parmi les plus grands représentants du mobilier japonisant, en vogue à la fin du XIXe siècle. Les amateurs d’aujourd’hui pourront le constater à la faveur de cette dispersion réunissant un panel de meubles emblématiques de son art, soit plus d’une quinzaine de pièces proposées dans une fourchette douce, s’échelonnant entre 200 et 3 000 €. Viardot a débuté sa carrière comme sculpteur sur bois en 1849, avant de reprendre l’ébénisterie familiale, en 1861, et d’en infléchir le destin. S’il a toujours gardé pour principe la fabrication de petits meubles de salon, il en a littéralement révolutionné le style. Délaissant, vers 1865, les pastiches de la Renaissance et des grands canons historiques, il est l’un des premiers à se lancer dans la création de mobilier dans le « genre chinois japonais ». Il suit en cela l’intérêt de ses contemporains pour le pays du Soleil-Levant, suscité par l’arrivée d’une multitude d’objets nippons sur le marché suite à l’ouverture forcée du Japon au reste du monde, en 1853, et renforcé par leur présentation lors des Expositions universelles. L’engouement est tel, que le terme de « japonisme », inventé en 1872 par le critique d’art Philippe Burty, est consacré dès 1878 par son entrée dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, puis dans l’ouvrage d’Émile Littré, en 1886. Et Viardot en est l’un des principaux ambassadeurs. Pleines de fantaisie, ses créations sont ainsi régulièrement médaillées lors des Expositions universelles, de 1867 à 1900 ; le jury salue « ses meubles japonais toujours fort intéressants tant par leur tonalité que par leur parfaite exécution ». Son mobilier de présentation – vitrines et sellettes – est particulièrement bien représenté dans cette vente. À une époque où la haute bourgeoisie se prenait de passion pour les bibelots, les objets d’art et les petits bronzes, qui décorent à foison les pièces de réception, il en a produit en nombre. Pour cela, il a pu compter sur quelque cent vingt employés, des ébénistes comme des sculpteurs, travaillant pour lui au sein de deux ateliers. De quoi élaborer un large éventail de meubles présentés en son nom par des revendeurs dans plusieurs grandes villes de France, mais également répondre à des commandes privées. Cette diversité est illustrée par les autres pièces de la vente, qui soulignent néanmoins sa prédilection pour le mobilier volant ou de petites dimensions : des tables, dont une table à jeux et un guéridon, des chaises et une méridienne, un bureau et un écran de cheminée…
Inventivité et qualité
Gabriel Viardot a toutefois réalisé des ouvrages plus imposants. En témoigne une armoire de 1886 conservée au musée des Arts décoratifs, à Paris. Des commandes prestigieuses, comme celle du président Georges Clemenceau pour sa chambre à coucher et son bureau, lui ont également permis de créer des meubles d’exception. Son ensemble le plus spectaculaire est sans doute celui créé pour mettre en scène la collection d’objets asiatiques de Clémence d’Ennery, dont l’hôtel particulier abrite désormais le musée éponyme. Pour le galeriste Marc Maison, ces armoires illustrent à la perfection son modus operandi : « Chez Viardot, pour des meubles de grande qualité, il y a un véritable travail de recherche. Comme les marchands merciers du XVIIIe siècle, il choisissait les panneaux japonais ; on voit bien comment ils étaient découpés. Tout a vraiment été pensé, parce qu'il y a presque des continuités avec l’ossature européenne du meuble. Tous les bronzes d’ornement sont des créations inspirées des bronzes japonais, parfois copiés presque à l’identique.» Si les bronziers travaillant pour lui pouvaient aussi fournir d’autres ébénistes japonisants, comme Cyrille Ruffier des Aimes, Viardot avait l’exclusivité de certains modèles : on peut y trouver sa signature.
Dragons, végétaux fleuris et nacre du Tonkin
Le mobilier présenté dans cette vente s’orne, naturellement, de bronzes dorés à décor de dragons. Ils surgissent d’une anfractuosité du meuble, s’agrippent à une corniche en forme de pagode, apparaissent sur des portes, s’enroulent sur un piétement… Sculptée dans le bois, la créature rampe également sur le dossier d’une chaise ou sert de console à une vitrine. De bon augure en Asie, l’être mythique a été immédiatement adopté par Viardot, qui en a fait son animal fétiche. Marc Maison relève que le monstre possède « une tête plus effilée que celui façonné par Perret et Vibert, et il est dépourvu des cornes que lui attribue Édouard Lièvre ». Sur les meubles de présentation, la bête s’associe volontiers à un décor de palais, de végétaux fleuris, de papillons et de volatiles, dessinés par des incrustations de nacre du Tonkin. Sur un autre modèle, le bois sculpté domine, et les dragons surplombent un guerrier taillé en bas relief sur un vantail également orné d’un tsuba. L’inventivité de Viardot ne connaissant pas de limites, sa créativité s’adapte à plusieurs gammes de mobilier. La décoratrice Roxane Rodriguez indique d’ailleurs que le créateur a même apposé des estampilles à la graphie différente, de la plus sobre à la plus élégante, circonscrite dans une ellipse. Les deux modèles existent dans cette vente, qui propose seize meubles signés. Marc Maison précise en outre que s’y « trouvent parfois des dates, relativement rares, sans doute appliquées en raison de la grande qualité de réalisation ». D’autres meubles n’ont jamais porté le nom de Viardot, car ils ont été commercialisés par l’Escalier de cristal. L’ébéniste a fourni six modèles exclusifs au célèbre marchand éditeur. Identifiables grâce à leur référencement dans les cahiers d’Henri Pannier – qui précisait notamment le nombre d’exemplaires réalisés et les variantes ornementales choisies –, ils peuvent eux aussi être attribués avec certitude au roi du japonisme.