Exécuté en 1841-1842, offert par Louis-Philippe au chancelier Pasquier l’année suivante, ce service à dessert à décor d’animaux illustre la qualité d’exécution des productions de Sèvres, rivalisant avec la peinture de chevalet.
Combien de minutes faudra-t-il pour l’adjuger ? Restera-t-il en France ou partira-t-il à l’étranger ? Gagnera-t-il une collection privée ou rejoindra-t-il un musée ? Fin du suspense le 28 mars (voir l'article Sèvres, quand la porcelaine devient peinture animalière de la Gazette n° 5, page 8). Le Louvre, le musée national de la Céramique, le Muséum national d’histoire naturelle ou encore le château de Versailles pourraient être sur les rangs, comme les amateurs français, suisses, anglais ou belges. Sans oublier la présence d’enchérisseurs chinois, très friands ces dernières années de porcelaine de Sèvres – symbole de l’art de vivre à la française –, à condition qu’elle soit en parfait état et généreusement rehaussée d’or. Pour Manuela Finaz de Villaine, l’expert de la vente, celle-ci est une «occasion unique d’acquérir un service incroyable, dont l’estimation [300 000/500 000 €] est justifiée». Qualité des peintures et de l’or, état de conservation, nombre de pièces, variété des décors, provenance… il bénéficie de bien des atouts. À l’exception d’un palmier de corbeille – une pièce décorative dont il ne resterait pratiquement aucun exemplaire –, notre service est complet de ses soixante-quinze assiettes et de ses pièces de forme. Parmi celles-ci, au nombre de vingt-trois au total, en porcelaine blanche et à l'aile à fond bleu agate et frise or : des sucriers, des compotiers et porte-compotiers, deux assiettes montées à tambour – ou présentoirs composés de trois assiettes superposées –, deux corbeilles athéniennes à corps ajouré de croisillons. Et une autre, dite «Fragonard», dont la partie inférieure formée d’un bouquet de feuilles de palmier aux extrémités recourbées accueille une coupe hémisphérique imitant la vannerie. D’une richesse d’or incroyable, ce modèle tire son nom de son inventeur, Alexandre-Évariste Fragonard (1780-1850), peintre d’histoire et de genre, fils du grand Jean-Honoré Fragonard, et l’un des plus actifs collaborateurs de Sèvres à partir de 1807. Remarquable aussi, l’état dans lequel nous est parvenu ce service, si l’on excepte quelques rares rayures témoignant de son utilisation pour des fruits, des gâteaux ou des compotes. Car, détrompez-vous, de tels ensembles ont «vocation à servir, et […] leurs propriétaires avaient bien conscience de posséder des pièces de toute beauté», explique Viviane Mesqui, conservatrice au musée de Sèvres.
À la table des rois
À hôtes de marque, assiettes d’exception… En mai 1967, on met les petits plats dans les grands au château de Sassy, dans l’Orne. Élisabeth II d’Angleterre – dont on connaît la passion pour les chevaux de course – est de passage et y dort trois nuits dans le cadre d’une visite privée des haras normands. Imposante bâtisse de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Sassy fut acquis en 1850 par le chancelier Pasquier et demeura dans la famille de son petit-neveu et fils adoptif, Gaston, duc d’Audiffret-Pasquier. Aujourd’hui, les descendants se séparent de ce cadeau que fit Louis-Philippe en 1843 à leur aïeul, Étienne-Denis Pasquier (1767-1862). Conseiller au parlement de Paris en 1787, cet héritier d’une illustre famille de la noblesse de robe, traverse la tourmente révolutionnaire avant de se rallier à Napoléon. Il est nommé maître des requêtes au Conseil d’État en 1806, conseiller quatre ans plus tard, préfet de police de Paris en 1810. C’est sous la Restauration toutefois que sa carrière politique prend véritablement son envol. Ministre de l’Intérieur, député du département de la Seine, président de la Chambre des députés en 1816, garde des Sceaux dans le gouvernement du duc de Richelieu puis ministre des Affaires étrangères, il quitte son poste en 1821.
En juillet 1830, il prend le parti de Louis-Philippe, qui le nomme président de la Chambre des pairs, chancelier de France en 1837 – un titre rétabli spécialement pour lui –, et le fait duc. En 1842, il est élu à l’Académie française contre Alfred de Vigny. S’il quitte la vie politique à la suite de la révolution de 1848, il en demeure un observateur attentif. Mais revenons à notre service, découvert pour partie dans le cadre de l’Exposition des produits des manufactures royales au palais du Louvre en mai 1842 et mentionné dans le registre des pièces entrées au magasin de vente de Sèvres, six mois plus tard. Après avoir été complété, il est livré au chancelier Pasquier le 6 juillet 1843. Offert, très exactement, par le roi. Excusez du peu ! Le répertoire des présents et ventes à crédit de la manufacture indique un prix de… 7 595 F . Comme dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et sous Napoléon Ier, la porcelaine de Sèvres est une vitrine du savoir-faire technique et artistique de la France, et sert de présent, diplomatique parfois. Pas moins de 350 services sont répertoriés dans les pièces produites sous la direction d’Alexandre Brongniart (1770-1847), dont les trois quarts sont des services de dessert. Si les fleurs restent les motifs les plus fréquents, les paysages connaissent leur âge d’or. On y célèbre la France, ses richesses, son pittoresque, ses réussites techniques. On y dresse une sorte d’inventaire des merveilles de la nature, dans lequel prennent place aussi nos animaux. «C’est un livre ouvert ! Un ouvrage scientifique à table ! Une encyclopédie des espèces connues à l’époque, et dont certaines ont peut-être disparu aujourd’hui», s’enthousiasme Viviane Mesqui.
D’Europe, d’Asie, d’Amérique…
Sauvages ou domestiques, bipèdes ou quadrupèdes, familiers comme le bouquetin des Alpes, le chien de berger, les lapins de garenne, les dindons au pâturage ou les blaireaux à l’affût. Plus exotiques, voire méconnus, comme le maki mococo, les tapirs de Java, le musc du Tonkin, les zébus du Gange, un phalanger tacheté ou l’ornithorynque paradoxal… Tous les animaux qui ornent ce service sont d’une extraordinaire précision, et représentés dans des activités parfois anecdotiques, rendant l’ensemble aussi plaisant à l’œil que vivant. Un ours est en quête de miel, un alligator défend ses petits, des tortues de mer cachent leurs œufs, une panthère guette sa proie, des casoars fuient devant un serpent, etc. Certaines scènes sont aussi l’occasion d’admirer le paysage, la flore, l’architecture de la contrée dans laquelle il vit. Ainsi de la hutte en Guyane, où se niche le kabassou, des pyramides servant de toile de fond aux gerboises. Cerise sur le gâteau, un titre nomme les animaux, parfois complété de son appellation scientifique en latin, de la région du monde où il évolue. L’auteur de ses peintures ? Jean-Charles Develly (1783-1862). Entré à la manufacture de Sèvres en 1813, il en devient rapidement l’un des peintres les plus célèbres et les plus talentueux. Il quittera l’institution en mai 1848. Très influencé par les tableaux de Martin Drölling, Alexandre-Évariste Fragonard, Carle Vernet, Constant Troyon ou Eugène Lami, il réalise de nombreuses gouaches, dessins ou aquarelles pour des services illustres parmi lesquels «Les cinq sens», «Culture et récolte du cacao», «Le service forestier», «Les arts industriels». Entièrement composé par lui entre 1823 et 1835, ce dernier, dont quelques pièces sont consacrées à la porcelaine, fut peint d’après des observations sur le vif plutôt que d’après des estampes – une source d’inspiration intarissable cependant –, Alexandre Brongniart envoyant Develly parcourir la France pendant plusieurs années. À défaut de partir jouer les globe-trotters, le dernier se révèle ici un formidable miniaturiste. Chapeau l’artiste !