Le destin du très controversé Bouquet of Tulips, offert par Jeff Koons à la Ville de Paris en hommage aux victimes du terrorisme, se trouve aujourd’hui entre les mains du ministère de la Culture. Quel est son avenir ? Éléments de réponse.
On se souvient de la polémique déclenchée par l’installation des colonnes de Buren au Palais-Royal, de même que de celle provoquée par la construction de la pyramide de Pei. Dans les deux cas, il s’agissait de commandes de l’État. Plus récemment, Dirty Corner, signé Anish Kapoor et surnommé le «vagin de la Reine», a suscité une levée de boucliers lors de son implantation dans le parc du château de Versailles, tout comme Tree de Paul McCarthy, mi-sapin de Noël mi-plug anal, lové place Vendôme à Paris. Un moindre mal : leur présence était temporaire. L’affaire du Bouquet of Tulips de Jeff Koons relève d’un autre genre : il s’agit d’un don. C’est Jane D. Hartley, alors ambassadrice des États-Unis, qui, après la tuerie du Bataclan en novembre 2015, avait suggéré à l’artiste d’offrir une œuvre à la Ville de Paris, en hommage aux victimes. Proposition qu’Anne Hidalgo s’était empressée d’accepter en sa qualité de maire, la sculpture étant présentée comme un geste de solidarité avec le peuple français. Dans la foulée était déterminée sa localisation, non pas imposée comme on a pu le lire, mais choisie par Koons, parmi les sites qu’avait avalisés la municipalité. D’où une implantation envisagée avenue du Président-Wilson, près du Trocadéro, entre le musée d’Art moderne de la Ville de Paris (MAMVP) et le Palais de Tokyo. «Un lieu symbolique, entre la flamme installée à l’Alma et la statue de George Washington à Iéna, deux dons américains», justifient Emmanuelle et Jérôme de Noirmont, anciens galeristes, porteurs du projet. Lors de l’annonce officielle, le 21 novembre 2016, tout semblait donc bouclé, financement compris. Il n’en coûterait rien au contribuable, avait assuré Anne Hidalgo, la fabrication de la pièce et son installation évaluées à 3 millions d’euros étant prises en charge par des mécènes, en contrepartie de déductions fiscales. Même si, au lendemain de l’annonce publique, s’étaient élevées des voix hostiles, les esprits ne se sont vraiment échauffés qu’à l’automne 2017. A déferlé alors une vague de pétitions et de tribunes hostiles, sans parler de l’avalanche de tweets. Sans doute ce réveil tardif est-il né de la visite effectuée par Fabrice Hergott, directeur du MAMVP, et Jean de Loisy, son homologue du Palais de Tokyo, dans l’usine allemande où elle était apparue, quasiment achevée. «Le milieu professionnel a brusquement pris conscience de l’imminence de son arrivée», interprète Stéphane Corréard, directeur du salon Galeristes, initiateur d’une pétition sur les réseaux sociaux et cosignataire d’une retentissante tribune intitulée «Non au “cadeau”de Jeff Koons». Publiée dans le journal Libération du 22 janvier dernier, elle réunissait une vingtaine de personnalités du monde de l’art.
Un engagement tardif de l’état
C’est au beau milieu de l’embrasement que Françoise Nyssen est intervenue. Enfin. Le 30 janvier, la ministre de la Culture recevait Jeff Koons, venu spécialement des États-Unis. À la suite de cette rencontre, elle déclarait vouloir «accompagner la Ville de Paris et trouver ensemble une solution à la hauteur de l’enjeu symbolique». La semaine suivante, elle conviait pour un déjeuner une dizaine de personnalités du monde de l’art, plasticiens, directeurs de musées et responsables d’organisations professionnelles, afin de recueillir leurs avis. Mais, depuis, silence radio ou presque, ce qui en dit long sur le caractère épineux du dossier. Difficile en effet de le résoudre tant il a rencontré l’hostilité de la quasi-totalité des spécialistes, à l’exception toutefois de Fabrice Hergott, directeur d’une institution municipale, faut-il le rappeler. Les détracteurs, eux, ont invoqué toutes sortes d’arguments. Certains ont dénoncé la procédure, ou plutôt l’absence de procédure. Car Anne Hidalgo a joué en solo, acceptant le don sans le soumettre au Conseil de Paris, comme la loi l’y oblige. D’autres ont mis en doute la générosité du plasticien. En effet, il est d’usage qu’un artiste bénéficiant d’une exposition dans une institution prestigieuse fasse un don. Or Koons, pourtant successivement invité au château de Versailles puis au Centre Pompidou, n’a en réalité offert qu’une idée et non pas l’œuvre, ainsi que le soulignait dans une tribune du Monde Robert M. Rubin, ancien président de la Centre Pompidou Foundation. «S’il commence à donner une œuvre originale, plaident les Noirmont, il ne va pas pouvoir s’arrêter, car il est sans cesse sollicité.» Quant aux critiques portant sur la création elle-même, Georges-Philippe Vallois, président du Comité professionnel des galeries d’art l’un des participants du fameux déjeuner , en rejette le principe. «Les professionnels n’ont pas à juger des qualités esthétiques», estime-t-il.
Changement de localisation
En réalité, ce qui pose le plus problème, c’est la localisation supposée du fameux bouquet. Au ministère, on s’abrite derrière des critères d’ordre technique pour retarder la prise de position. Les premières études ont révélé que l’emplacement ne pouvait supporter les 30 tonnes de l’œuvre. «Nous ne voulons pas d’un Furiani de la culture, explique-t-on dans l’entourage de la ministre. Nous attendons une étude géotechnique supplémentaire, que la mairie ne nous a toujours pas fournie». Selon les Noirmont, elle l’aurait pourtant été, et les travaux de consolidation eux-mêmes auraient trouvé leurs mécènes. Mais c’est la proximité avec les deux musées qui soulève le plus de contestations. «Un artiste quel qu’il soit ne peut confisquer de façon permanente l’espace public», estime Georges-Philippe Vallois. A fortiori Jeff Koons, emblème de l’art financiarisé et spéculatif. À ces arguments devraient s’ajouter ceux émanant des victimes des attentats. Pour autant, leur avis n’a pas été officiellement sollicité. Bref, sans doute se dirige-t-on vers un changement d’emplacement, même si rien n’est clairement annoncé. Y compris parmi les opposants, nombreux sont ceux à penser que la France ne peut refuser le «cadeau» de Koons. D’abord, parce qu’il a été entériné par la Ville de Paris. Ensuite, comme l’analyse Georges-Philippe Vallois, «que l’on aime ou pas l’artiste, il est exposé dans les plus grands musées et, en France, aucune institution n’a aujourd’hui les moyens d’acquérir ses œuvres». Pour autant, une délocalisation mettrait-elle fin au conflit ? Pas si simple. On imagine mal Jeff Koons, déjà «blessé» selon les Noirmont, accepter sans rechigner une solution de rechange et repiocher parmi les sites initialement proposés, et qu’il avait écartés. Il faudrait donc en soumettre de nouveaux. Ce qui ne résoudrait pas non plus l’imbroglio. Car l’œuvre avait été adaptée à l’échelle du lieu. «La notion d’in situ en art contemporain est primordiale», commente Stéphane Corréard. Difficile donc pour un plasticien d’accepter un déplacement sans se déjuger. Reste la question des mécènes : si la pièce a pu être fabriquée, c’est parce que les Noirmont ont avancé les fonds. Or, selon toute vraisemblance, le contrat de mécénat repose sur la localisation. Il faudra donc convaincre les intéressés, ou en trouver d’autres. Mais la sculpture, à présent «maudite», traîne une réputation sulfureuse. L’exemple de Clara Clara, de Richard Serra, reste dans les mémoires. Propriété de la Ville de Paris, elle s’était retrouvée sous le feu des critiques. Déplacée à plusieurs reprises, elle est aujourd’hui dans le parc de Choisy, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Oubliée de tous.