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T comme Tubogas

Publié le , par Framboise Roucaute

Le nom renvoie à la vocation première d’un tuyau métallique élastique et flexible breveté en 1881. Totalement souple, il va changer d’univers dans les années 1940, adopté par la joaillerie, qui lui offre un avenir en or.

Bulgari, montre Serpenti tubogas, vers 1970, or jaune 18 ct. © Karry T comme Tubogas
Bulgari, montre Serpenti tubogas, vers 1970, or jaune 18 ct.
© Karry

P asse-partout, spirotube, tuyau à gaz, Serpenti : tout au long de sa carrière, le tubogas ondule d’un nom à l’autre, selon les époques, les usages et les usagers. Un lombric dont la Seconde Guerre mondiale fait le destin. À l’origine, il s’agit d’un tube annelé constitué de bandes articulées, qui permet de transporter des gaz sous pression. Aujourd’hui, c’est surtout dans sa version horlogère que le tubogas fait le buzz en salle des ventes, propulsé par l’aura du joaillier romain Bulgari en médiatisant sa montre iconique, la Serpenti, une hybridation moitié tubogas, moitié serpent. La dernière en date s’est vendue 12 300 € le 27 juin 2018 à l’Hôtel Drouot, soit deux mille euros au-dessus de son estimation haute. Arts, techniques, vie moderne : en 1937, l’Exposition universelle amalgame tout. Le progrès a ses entrées en joaillerie et en horlogerie fine. Les bijoux se font aspirer dans le sillage des voitures de course, dont le tuyau d’échappement, en Inox monté sur ressort, est un avatar du tubogas. Modulaire, il inspire les joailliers parisiens Fouquet, Mauboussin, Boucheron et surtout Van Cleef & Arpels. Sa valeur ajoutée ? Elle est multiple : l’art déco a fait son temps, le platine est introuvable – réquisitionné par l’armée – et les pierres, bloquées aux frontières. Reste l’or jaune, matériau recyclable à l’infini. Comment le sublimer, lui donner ce petit supplément d’éclat et de créativité sans recours aux diamants ? On utilise des plaques bâtées ou moulurées, on privilégie les volumes larges, les poids lourds… Bref, on bricole avec les moyens du bord et parfois on tricote, on enroule les fils d’or. Un procédé de récup’ s’apparentant à celui de la célèbre semelle compensée de l’époque, fabriquée en liège faute de cuir. Tout est dans l’effet «waouh» et, avec le tubogas, il est sensationnel. Sa souplesse est dingue, succession de gouttières, filetées d’or, entièrement articulées par des charnières où se dissimulent de micro-ressorts. On le tend, le détend ou le noue, comme chez le joaillier Van Cleef & Arpels, où il est baptisé «Passe-partout». L’époque est au style rétro. Les volumes sont massifs, le travail d’orfèvre prend sa revanche sur celui du joaillier. L’or est le seul placement sûr, alors jugeons le bijou au poids ! Vingt grammes pour les bagues, cent pour les bracelets… Ce qui ne fait pas du tout pencher la balance en leur faveur. «Grossiers», «lourds», «tarabiscotés», la critique des années 1940 est redoutable, limitée à trois malheureux qualificatifs de la part des hagiographes de la spécialité !
 

Van Cleef & Arpels, bracelet passe-partout en tubogas et clips, 1939, or, saphirs, rubis et diamants, transformableen collier ou en ceintu
Van Cleef & Arpels, bracelet passe-partout en tubogas et clips, 1939, or, saphirs, rubis et diamants, transformable
en collier ou en ceinture.

© Van Cleef & Arpels / Patrick Gries


Trois femmes puissantes
Si le tubogas s’en sort, c’est par la grâce de trois icônes de la joaillerie moderne, trois jeunes créatrices dont la vision transcende l’époque : Jeanne Toussaint chez Cartier, Suzanne Belperron chez Boivin, Renée Rachel Puissant chez Van Cleef & Arpels. Où sont passés les hommes de ces grandes maisons ? Certains sont partis au front, d’autres se sont exilés, comme les Arpels, pour fuir le régime de Vichy. Place aux filles ! Audacieuses, elles tirent parti du potentiel du support. Elles vont le féminiser, le fleurir parfois, l’encadrer de boules étoilées, lui donner de l’élégance, du chic et puis, par petites touches patriotiques, un peu de bleu, de blanc et de rouge. Des femmes libres qui seront, pour deux d’entre elles, arrêtées par la Gestapo. On appelle ça le style. Aujourd’hui, leur signature, qui ne figure nulle part mais dont les experts identifient la patte, est le gage d’une plus-value phénoménale. Elles laissent un héritage joaillier qui revendique la plénitude des volumes, la solarité de l’or jaune et le triomphe de la femme. Est-ce pour cela que, au-delà des frontières alpines, le joaillier Giorgio Bulgari s’intéresse dans le même temps au Tubogas ? A-t-il lui aussi perçu combien cette flexibilité recèle de volupté ? Du style rétro à la dolce vita Issu d’une famille d’orfèvres grecs, Giorgio Bulgari connaît, dans les années  1940, les mêmes ratios de ravitaillement que ses confrères parisiens. Aux mêmes problèmes, les mêmes réponses ! Sauf que son tubogas est différent : il ne s’agit pas de bijoux mais de montres, dont les bracelets mimétisent l’ondulation du serpent. Une vitalité animale ultra-sexy qui colle à l’épiderme. Un, deux, trois rangs, son bracelet fait le lien entre Paris et l’Italie. Moins strict, plus méditerranéen, il puise son inspiration dans les racines gréco-romaines du joaillier. La voilà, la bonne idée ! Donner une identité culturelle au tubogas, l’assoir sur la tradition des armilla serpentiformes de la Rome impériale du Ier siècle et le rebaptiser «Serpenti». Un cadran en forme de tête de l’animal, une queue qui va en se rétrécissant, l’esthétique est à la fois pure et puissante. La montre devient bijou, bien qu’elle soit dotée d’un mouvement mécanique sérieux, réalisé par l’horloger suisse Jaeger-LeCoultre ou Movado. Le mythe est en route : il s’appuie sur la symbolique du reptile, ce prédateur hypnotique. Il infuse son pouvoir d’attraction, démultiplié lorsqu’il encercle le poignet, puis l’avant-bras. L’une des premières à l’avoir compris est l’actrice Elizabeth Taylor, et ça va faire grand bruit. Parce que c’est elle, qu’elle le porte sur le tournage de Cléopâtre en 1961, qu’elle tombe amoureuse de Richard Burton la même année, et que l’on ne parle que d’elle, de ses caprices, de ses cachets et de son bracelet.

 

Broche en or jaune 18 ct figurant un lézard en tubogas et dont les yeux sont sertis de cabochons d’émeraude, circa 1945, travail belge. Br
Broche en or jaune 18 ct figurant un lézard en tubogas et dont les yeux sont sertis de cabochons d’émeraude, circa 1945, travail belge. Bruxelles, 8 décembre 2018, OVV Haynault. Adjugé : 562,50 €


Changements de peau
Une promo fantastique, d’autant que le serpent aux yeux d’émeraudes de la star ouvre grand sa gueule de diamants sur un cadran de montre. Extravagante reproduction du reptile, dont Bulgari va sophistiquer le bracelet, donnant l’illusion d’écailles ou d’anneaux superposés. Une mutation néoréaliste pour une créature toujours plus vraie que nature qui éclot dans les années 1970. Émail, pierres dures, sa peau chatoie, bleue des mers du Sud ou polychrome, sa petite langue fourchue surgie du bec, ses yeux fendus en cabochon… Cette nouvelle génération de montres incarne une forme de lifestyle à l’italienne, celle de la jeunesse dorée des années dolce vita. Bulgari surfe sur ce mythe vivipare dont une publicité géniale – illustrée d’un «B» majuscule envahi de montres Serpenti – tape dans l’œil aiguisé de la grande Diana Vreeland, rédactrice en chef du Vogue américain. Le sien est en émail rose et blanc : un collier s’enroulant plusieurs fois autour du cou ou se portant en ceinture. Une extension du domaine du Serpenti qui s’allonge au point de mesurer, pour certains, près de 1,20 mètre ! Un record de longueur mais surtout de longévité pour ce charmeur joaillier qui, de tuyau à gaz, se mua en icône joaillière.

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