Dans le bouillonnement artistique du siècle dernier, la tapisserie n’est pas en reste. À Aubusson notamment, les ateliers se multiplient à la faveur de la considération nouvellement portée par les artistes pour le savoir-faire des lissiers.
Au tournant du XXe siècle, les expérimentations soignées du mouvement Arts & Crafts et des Nabis (voir l'article T comme tapisserie : le XIXe siècle de la Gazette n° 13, page 204) ne tardent pas à faire des émules. Partout en Europe éclosent des ateliers privés qui ne considèrent plus la tapisserie comme un ornement mural, mais plutôt comme une fresque mobile sur laquelle l’idée de profondeur peut être explorée sans revenir à la perspective linéaire. Le traitement optique des œuvres modernes convient ainsi admirablement à la souplesse mouvante d’un tissu qui épouse, presque mieux que la toile, l’idéal d’artistes régulièrement invités à fournir des cartons aux manufactures. Dans le souci d’accompagner la modernité, les ateliers nationaux français instillent une nouvelle orientation grâce notamment à l’action emblématique d’Antoine-Marius Martin, directeur de l’École nationale des arts décoratifs d’Aubusson de 1917 à 1930. Tiraillé entre l’héritage d’une pratique médiévale fantasmée au XIXe siècle et les questions pragmatiques d’économie, de collaboration entre artiste et artisan, de transposition d’un médium à l’autre, celui-ci prend des mesures qu’il juge capables de tout concilier. La restriction drastique de la gamme de couleurs, couplée à la nouvelle utilisation du carton «à tons comptés» – (délimitant au trait les surfaces colorées) sur un tissage «à gros grain» (passé d’une dizaine de fils à quatre par centimètre), semble pertinente pour allier l’expression de l’art moderne à la renaissance tant espérée de l’art tissé. L’initiative séduit les artistes postimpressionnistes, fauves et cubistes, qui font de cette «tapisserie de peintre» un nouveau moyen d’expression. Aubusson et Beauvais se distinguent en attirant une clientèle privée et des ensembliers comme Jacques Adnet. Dans ce contexte, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 fait la part belle à la discipline, laquelle se pique d’art déco et s’amourache de la production des pays d’Europe centrale et de l’Est. Leur remarquable appropriation des codes de l’abstraction et de la couleur, des idéaux modernes et de l’expression d’un art national, séduisent le public lors de la double exposition qui leur est consacrée en 1927 («Le tapis : Europe septentrionale et orientale», musée des Arts décoratifs de Paris) : l’influence de ces pays sur la tapisserie de la seconde moitié du siècle ne fait aucun doute. L’état de fébrilité imprégnant la création tissée enhardit Guillaume Janneau, à la tête des manufactures nationales dans les années 1930. Sous sa direction, les lissiers sont encouragés à s’affranchir des peintres, à ne plus être seulement des exécutants mais à se faire les interprètes d’une œuvre, impliquant une étroite collaboration avec Paul Vera, Othon Friesz ou Augustin Hanicotte, dont les cartons sont alors mis sur les métiers des Gobelins. De son côté, la mécène Marie Cuttoli soutient cette ambition en passant commande de tissages complexes, valorisant le savoir-faire des artisans. Sa conviction porte Pablo Picasso, Henri Matisse, Fernand Léger, Georges Rouault ou Georges Braque sur les métiers privés creusois. Cette effervescence aboutit, en 1946, à l’exposition montée par Janneau au musée national d’Art moderne — «La tapisserie française du Moyen Âge à nos jours (du 8 juin au 31 juillet) –, considérée comme l’articulation essentielle entre l'appropriation d’un patrimoine tissé et le développement d’une expression contemporaine. En quelques années, les manufactures attirent tout de ce que l’Hexagone compte d’artistes et d’architectes décorateurs. S’y distinguent notamment des peintres cartonniers tels que Jean Lurçat, auteur de la tenture du «Chant du monde». En 1937, Lurçat s’installe à Aubusson. Épaulé par l’École des arts décoratifs et l’atelier Tabard, il offre à la manufacture ses plus belles années. Grâce à lui, les productions publique et privée sont pérennisées et suivent l’évolution artistique en y répondant avec originalité grâce à une ligne de conduite résumée à la lutte «contre l’excès de finesse». Pour parvenir au résultat souhaité, le peintre et céramiste élabore un carton numéroté en fonction des couleurs des laines finales, et non plus de celles de la palette. Si cette annihilation du pouvoir d’interprétation des lissiers irrite Guillaume Janneau, ces innovations ainsi que la recherche permanente de liens entre passé et présent donnent naissance à des chefs-d’œuvre, du Muralnomad créé par Le Corbusier – renouant avec la tradition médiévale des cloisons mobiles – à la réécriture des verdures aubussonnaises par l’artiste bénédictin Dom Robert. Lurçat implique aussi son réseau de marchands, dont Denise Majorel (galerie La Demeure) et Denise René. Dès 1951, cette dernière édite avec l’atelier Tabard des pièces d’art abstrait, parmi lesquelles nombre de cartons signés de Victor Vasarely. L’abstraction géométrique et la nouvelle école de Paris – tissée également par l’atelier Plasse Le Caisne à Houx (Eure-et-Loire) – trouvent leur public en France et aux États-Unis grâce à ces galeristes chevronnées qui croisent les réseaux d’exposition et de vente avec ceux de la peinture. Entre 1959 et 1969, plus de 10 000 tapisseries sortent des métiers aubussonnais, attirant dans les années 1970 de nouveaux artistes – Adolph Gottlieb, Robert Motherwell ou Jean Dubuffet – vers les ateliers Pinton ou Picaud. Si les années 1980 et 1990 sont arides – nombre d’ateliers privés ferment et le soutien du Mobilier national est insuffisant –, le tournant du XXIe siècle insuffle un air nouveau : toutes les ressources des lissiers intimement impliqués dans la création sont explorées. De sa muralité imposante, prisée de Pierre Alechinsky ou de Jean-Michel Othoniel, à sa tradition narrative avec le tissage de tentures nées de l’imaginaire de Hayao Miyazaki, en passant par ses trois dimensions issues du studio Ymer & Malta (voir l'article Aubusson et Ymer & Malta renouvellent l’art de la tapisserie de la Gazette n° 13, page 194), la tapisserie voit désormais son avenir tenir plus qu’à un fil.