Un jour à l’Hôtel Drouot (2004), une petite coupe de fruits discrète en cristal de roche sertie de diamants, rubis, saphir, émeraude et améthyste, datée vers 1910-1915, s’est vendue 12 200 € au marteau. Fraîche, colorée et pepsi, elle préfigure cette vague tropicale qui va faire les beaux jours de la joaillerie dès les années 1925. Une déferlante exotique, bien plus tard surnommée «tutti frutti». Omniprésent en ce début du XXe siècle, l’art déco blanc au graphisme ultra-radical méritait bien une entorse, une sorte de déviation chromatique. Cette sortie d’autoroute en technicolor, c’est un petit bataillon de joailliers qui va l’amorcer : Arnold Ostertag, Louis Boucheron, Henri Picq et Jacques Cartier… Costume de lin blanc et canotier, ils embarquent le plus souvent à Marseille, direction les Indes. Dandys chics formés à la gemmologie, ils investissent les comptoirs commerciaux de Bombay, Calcutta et New Delhi. Ce n’est pas la caverne d’Ali Baba, mais pas loin ! Un lieu où l’on négocie, assis en tailleur, des pierres issues des anciens trésors moghols, cette dynastie d’empereurs qui va régner sur le nord de l’Inde jusqu’au XVIIIe siècle. Archi-raffinés, grands amateurs d’ornements et de pierres précieuses, les Moghols s’appuient à l’époque sur le savoir-faire inouï des artistes indiens, seuls à savoir tailler en relief et graver en creux, dans les ateliers impériaux du Rajasthan, des émeraudes, des saphirs et des rubis balais.
Une fantaisie merveilleuse
Véritables tables de la loi, leurs pierres ont valeur de talismans. Si l’émeraude arrive alors en tête du hit-parade, c’est parce que les Moghols lui prêtent des vertus d’éternité, outre sa couleur, symbole de l’islam. Pierres sacrées ? Pierres philosophales ? Un peu des deux, selon la teneur des messages qu’elles émettent, sacrés avec des versets du Coran ou des inscriptions royales, profanes et cosmiques avec des sujets naturalistes, comme les palmettes, les fleurs de la région du Cachemire, ou la feuille d’acanthe, directement inspirée par la présence des jésuites dans ces régions. D’une fantaisie merveilleuse, ces pierres imparfaites vont taper dans l’œil des joailliers parisiens. Aux antipodes des gemmes classiques taillées en facettes, elles brillent moins pour leurs carats que par leur poésie, leur taille irrégulière, en melon aplati aux deux extrémités, en cabochon, en briolette, en boule lisse ou côtelée.
Un dessert joaillier entre funk et folklore
À Paris comme à Londres et à New York, la recette esthétique va faire son petit effet. Cocktail irrésistible de rubis, saphirs et émeraudes saupoudré de diamants… L’assemblage des pierres des bijoux de style indien tient du prodige. Bracelets, colliers et broches regorgent littéralement de baies, de fleurs, de branches ornées de fruits. Une profusion maximale pour des jardinières joaillières montées sur platine, et dont les pierres de couleurs en boule sont cloutées de diamants ou d’onyx. Bijoux barbares pour certains, arbres de Noël pour d’autres… la presse est partagée. Éternelle opposition entre classiques et modernes, que cristallise l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de 1925, au pavillon de l’Élégance. Cartier y fait sensation avec ses bracelets indiens aux affolantes combinaisons de couleurs ! Du rouge et du blanc, oui. Du bleu et du rouge, passe encore… Mais du vert, du rouge et du bleu ? L’association décoiffe ! Reste que le monde évolue, dans le sillage des célèbres Ballets russes de Serge Diaghilev, où les couleurs pures claquent sur fond de décor oriental… sans parler de l’incendiaire Joséphine Baker, au déhanchement secoué de bananes dans la Revue nègre de la même année.
Des trend-setteuses de haute voltige
Deux femmes vont se charger de promouvoir l’affaire. La première est la ravissante vice-reine des Indes, lady Mountbatten (1901-1960). Libre, riche, indépendante, joyeuse, la rumeur lui prête une relation extra-conjugale avec Nehru. Cette aura de scandale, doublée d’une réputation de fashion victim, fait d’elle une icône médiatisée. En octobre 1928, celle que l’on considère comme l’une des six femmes les mieux habillées du monde acquiert pour 900 livres sterling un bijou tout terrain, bandeau détachable en deux bracelets, réalisé dans les ateliers de Cartier à Londres. Un jour diadème, un jour parure de bras, il bourgeonne d’émeraudes, de rubis et de saphirs gravés de feuilles et de fruits. Une treille gourmande, aux branches de diamants, qui relègue d’emblée les tiares traditionnelles au rang d’antiquités. Parisienne et suivie par d’inconditionnels followers, la seconde est la fille du duc Decazes et d’Isabelle Singer — héritière de l’illustre fabricant de machines à coudre —, Daisy Fellowes. Cette pythie du style, qui «adooore» les pierres gravées, fait réaliser chez Cartier en 1936 un collier époustouflant, génial frisson botanique parcouru de feuilles de rubis, d’émeraudes et de saphirs briolette, dont l’incroyable souplesse tient à sa structure de platine articulée. Performeuse, Daisy Fellowes pratique le décalage comme une seconde nature… Et ça marche, puisque son apparition en 1951 au bal du siècle, donné par Charles de Beistegui à Venise au palais Labia, en reine d’Afrique armée de son plastron tutti frutti, va ensorceler la planète people. Quelque mille cinq cents invités, dont Orson Welles, Salvador Dalí, le marquis de Cuevas, Barbara Hutton, Leonor Fini et l’Aga Khan, vont défiler sous l’objectif de Cecil Beaton, qui sacralise en noir et blanc cette souveraine tribale.
La percussion d’un nom qui chante
Bijoux de style indien ? Salade de fruits ? Comment les nommer ? Les désignations évoluent selon l’humeur et l’air du temps. «Salade de fruits jolie, jolie, jolie, tu plais à ton père, tu plais à ta mère»… C’est Bourvil qui chante et la France qui s’émeut. Dans les années 1960, cette drôle de chanson, moins naïve qu’il n’y paraît, ne fait pas le poids face au raz-de-marée rock’n’roll du chanteur Little Richard avec «Tutti Frutti». Un standard total qui fait tilt pour Cartier, qui en baptise ses collections. Leader incontesté en la matière, le joaillier multiplie les grandes expositions muséales et hisse, dans la foulée, ce style réjouissant au sommet d’un art plus parisien qu’exotique. Inoxydable, le tutti frutti fait encore l’objet de collections contemporaines. Une longévité hors norme qui doit sa pérennité à la joie qui s’en dégage. Rien de conventionnel ni de figé, juste de l’abondance pulpeuse et comme un parfum de liberté… En 2008, le bandeau de lady Mountbatten, autrefois source de scandale, rejoint la collection William et Judith Bollinger au sein de la galerie joaillière du Victoria and Albert Museum, entre les émeraudes de Joséphine de Beauharnais et les diamants de la Grande Catherine. Consécration ultime pour cette fruit salad, selon l’expression des Anglais, qui avait tout à gagner à italianiser son nom…