Créateur audacieux et atypique, André Dubreuil laisse derrière lui une œuvre en métal chargée de mysticisme et une collection à son image, magique et fantaisiste.
En avril 2022, la presse et le monde de l’art saluaient unanimement le génie d’André Dubreuil, qui disparaissait l’année de ses 71 ans. As de la récupération et « poète du fer », pour reprendre le titre de l’ouvrage que lui a consacré Jean-Louis Gaillemin, Dubreuil aura évolué en marge des modes, voire à rebours, faisant primer la forme et l’esthétique dans une décennie pétrie de fonctionnalisme. C’est à Londres, où il « s’exile » très jeune, qu’il commence à revisiter les arts décoratifs, s’appuyant sur sa maîtrise de la grammaire du meuble français. De retour en France, il s’installe en 1992 dans une grange à Mareuil, une terre qui lui ressemble, où le patrimoine périgourdin croise les forces les plus actuelles. Il y transmet dans ses ateliers ses savoir-faire techniques, souvent uniques, qui lui ont valu l’attention de Karl Lagerfeld, ou encore de Bernard Arnault. Le contenu de cette bâtisse restaurée, comprenant les créations de Dubreuil mais aussi les pièces de l’univers qu’il s’était façonné, sera dispersé sur deux jours. Si la maison a également été mise en vente, l’atelier, lui, reste actif, entre les mains des artisans qu’il a formés, en lien avec Gladys Mougin, amie et galeriste d’André Dubreuil.
Dans la veine des grands ébénistes
À contre-courant du minimalisme alors triomphant, le mobilier d’André Dubreuil se définit comme l’antithèse du fonctionnalisme. La fonction n’intéresse guère ce designer autrefois antiquaire. Selon son affirmation, il faut que le meuble reste énigmatique, quitte à ce que son usage ne soit pas d’emblée lisible. Grand lecteur de Philippe Jullian (1919-1977), l’auteur de la formule « meuble équivoque » – et de l’ouvrage du même titre en 1947 –, Dubreuil chérit le mobilier qui raconte une histoire de famille, recèle des secrets, bref, qui conserve sa part d’ambiguïté. Non sans facéties, il s’amuse des grands archétypes du meuble occidental en se réappropriant, entre autres, la commode ou le cabinet. Son armoire en demi-lune (25 000/30 000 €) à l’imposante façade de cuivre gravé, émaillé de vert et d’ocre orangé, oppose au côté rêveur une connaissance solide du langage classique. Dubreuil refuse de céder à la simplicité de l’épurement. Il réfute la formule de ses acolytes, à Londres, Tom Dixon et Mark Brazier-Jones, selon laquelle il serait compliqué de faire simple, mais aisé de faire compliqué. Il s’était alors mis en tête de prouver qu’on peut tendre au minimal sans négliger la complexité du mouvement. Sa pièce iconique, la Spine Chair (1986), était née. Celle qui illustre l’esprit de l’époque, et le goût de Dubreuil pour les matières et les formes, fait aujourd’hui partie des collections du MoMA de New York, du Victoria and Albert Museum à Londres et du musée des Arts décoratifs de Paris. Pour ces démonstrations graphiques – qu’il décline en plusieurs variations –, il adopte, notamment dans les pièces de ses débuts, une syntaxe maniériste. En 1985, son fauteuil en acier tubulaire, recouvert d’une assise de cuir orange, Araignée 2 (3 000/5 000 €), illustre ce travail avec le fer, élaboré à partir « de courbes qui s’engendrent les unes les autres » (Dubreuil, cité par Jean-Louis Gaillemin). Ce geste dynamique, qui engage le corps, c’est aussi celui de l’artisan auquel se rattache le créateur. C’est également celui d’un Boulle ou d’un Riesener, à travers une tradition de l’ornement qui se lit dans Paris (8 000/12 000 €, la paire), une chaise en acier moucheté au feu, éditée à vingt exemplaires pour sa première exposition personnelle, en 1988 : « La brûlure de la machine à souder était destinée à animer les volumes créés par l’assemblage des tôles […] à réaliser par une technique industrielle, les procédés de l’ébénisterie comme les grands placages d’acajou flammé ou de loupes du début du XIXe siècle », lit-on dans André Dubreuil. Poète du fer
L’univers d’un rêveur
Lorsqu’il ouvre, en 2015, les portes de sa grange aménagée en atelier et résidence d’AD Magazine, André Dubreuil prend la pose, avec son chien Tahor, sur un imposant chesterfield de velours émeraude signé Jacques Grange. À l’arrière-plan, on devine son affection pour les arts premiers. Deux pagaies cérémonielles de Madagascar, l’une surmontée d’un buffle stylisé, l’autre de deux pintades (200/300 € les deux), attestent, sur la photo, de ses affinités avec le mystique et le sacré. Son travail se situe d’ailleurs, pour Jean-Louis Gaillemin, « entre le mystérieux et le liturgique », un cérémonial à l’œuvre dans une pièce ésotérique de 2001 truffée de symboles, la Porte de l’Inde (15 000/20 000 €). Ce cadre immense, de plus de deux mètres de haut, doté d’un écran vidéo placé au centre et dissimulé dans un bloc de cristal de roche, « surmonté par la chouette Minerve étreignant le serpent de la vitalité », dont l’« œuf en pierre, roulé dans la mer indienne est gage de bonheur », toujours selon Jean-Louis Gaillemin, est l’objet d’art mystérieux qui résume sans doute au mieux la philosophie et la spiritualité d’André Dubreuil. Il répond à un autre artefact très disparate, mais à la fonction bien identifiable, une lampe en acier (10 000/15 000 €), qui, avec son cercle de jade chinois, évoquerait une sorte d’autel de dévotion privée. On y trouve aussi le corail, autre matière fétiche de l’artiste, qui loue son ambiguïté et le côté magique de la plante qui se meut en minéral : « On flirte avec le liturgique, mais on ne sait pas exactement ce que c’est. Le mystère doit demeurer », analyse encore Gaillemin. C’est avec la même ferveur que Dubreuil étreint l’art d’Asie, et notamment de la Chine dont il admire l’histoire et la gastronomie. Sa maîtrise de l’acier rencontre, dans plusieurs créations, les plaques en laque de Coromandel. Celles mesurant 139 x 54 cm, enserrées dans l’ensemble de sept encadrements, au décor d’oiseaux et de flore fantasmagoriques, sont des plus remarquables (2 500/3 500 €) : un chaos finement orchestré, qui rappelle celui de son intérieur. Au milieu d’un salon ouvert sur la campagne trônait une table à plateau tournant en cuivre verni sur un piétement en acier oxydé (10 000/15 000 €). Les marques en son milieu rappellent le centre de table que le designer avait réalisé à partir d’un ancien porte-graine en fer, suggérant les formes d’une pagode et accueillant coraux et statues africaines… un objet à la croisée de la récupération et du détournement. Mais le geste poétique se contente, parfois, de peu. À une sculpture en terre cuite polychrome figurant un homme barbu coiffé d’un turban, Dubreuil ajoute un croissant de lune doré en métal et une armature en acier patiné (100/150 €) : un votif dans lequel le rêve et le mystère scellent ce pacte contre la fonction.