Au moment de l’anniversaire de la conférence de Washington, le ministère de la Culture se retrouve accusé d’obstruction et de mauvaise foi par une famille spoliée pendant la guerre.
Cela fait maintenant cinq ans que les descendants du marchand d’art René Gimpel, mort en 1945 en déportation, réclament aux musées français trois Derain disparus sous l’Occupation. Cette affaire semble emblématique d’une politique d’obstruction opposée par l’administration centrale des musées dont le gouvernement se montre désormais conscient en promettant des changements. À la veille du vingtième anniversaire de la conférence de Washington, qui sera commémoré à Berlin, elle prend une résonance symbolique, d’autant que ces paysages ne font pas partie des MNR, ces œuvres revenues d’Allemagne placées en dépôt dans les musées. Elles sont inscrites dans les collections publiques, que la France a toujours refusé de passer au crible pour faire ressortir les provenances douteuses. René Gimpel, dont nous ferons le portrait dans un numéro prochain, a été l’un des plus importants marchands d’art de l’entre-deux-guerres. Il y a une dizaine d’années, un avocat américain, Lawrence Eisenstein, a contacté les descendants de cette famille juive alsacienne. Secondé par un chercheur, Ian Locke, il a retrouvé ces trois Derain, au musée Cantini à Marseille et à celui de Troyes. En 2013, la famille a demandé à Me Corinne Hershkovitch de la représenter auprès du service des musées de France. Depuis, aucune réponse n’a été apportée sur le fond.
Résistance
Les faits, pourtant, semblent établis. René Gimpel a acquis dans la dispersion du stock de Daniel-Henry Kahnweiler, en 1921 à Drouot, six peintures d’André Derain ; cet achat est documenté et les œuvres référencées dans ses comptes. Les titres ont pu changer avec le temps, mais le sujet, les dimensions et surtout des photographies d’époque permettent de les retracer. Gimpel a transféré ces toiles à sa galerie de Londres, avant de les inscrire comme «revenues à Paris» en 1939. En 1940, l’appartement qu’occupait sa galerie place du Palais-Bourbon a été réquisitionné par les Allemands et dévasté. Quarante caisses de ses tableaux en dépôt chez Robinot ont été ouvertes et pillées. Engagé très tôt dans la Résistance, René Gimpel a été arrêté par Vichy une première fois en 1942 et emprisonné. Libéré, il s’est réfugié à Cannes, en zone d’occupation italienne. Il gardait cependant le contact à Paris avec son neveu, Serge Lemonnier, et une Alsacienne qui avait été son employée de maison, Odile Firer. «Il a confié à ses proches un code secret, permettant de décrypter ses messages, avec une liste de tableaux et leur statut», raconte sa petite-fille, Claire Touchard. Il pouvait ainsi lui arriver de vendre des tableaux qu’il avait mis à l’abri, non sans difficulté, à des prix parfois décevants, mais cela lui permettait de survivre, de soutenir sa famille et ses proches et de financer ses activités clandestines. Travaillant avec les services britanniques, il avait ainsi, dès 1940, financé une entreprise marseillaise, Azur Transports, servant au fret de charbon, afin de faire circuler des personnes ou des faux papiers.
Une pile de courriers
Début 1943, alors qu’il remettait à jour son livre de stock, René Gimpel a noté La Pinède de Cassis, qui se trouve aujourd’hui au musée Cantini comme «rendue à son propriétaire», ce qui était le code pour «vendue». Les deux autres toiles étaient toujours inscrites à l’inventaire à Paris. La famille a fait une autre découverte quand le petit-fils d’Odile Firer est venu lui proposer la pile de courriers qu’elle avait gardés de cette époque. Sur une carte postale expédiée le 19 août 1941, faisant le compte des rentrées et dépenses, René Gimpel lui écrivait : «C’est ça, vous pouvez vous occuper de mon ami Derain qui est un homme de valeur qu’il ne faut pas laisser tomber.» Assez clairement, il lui recommandait de vendre. Pour Claire Touchard, il ne fait pas de doute que ces cessions se faisaient sous la contrainte.
Anomalies
En juin 2013, Me Hershkovitch est entrée en contact avec le ministère de la Culture. Le 8 novembre suivant, à sa demande, elle a pu présenter le dossier à trois représentants des musées de France, que la famille a depuis alimenté de nouveaux éléments. Elle leur a demandé de fournir les informations dont ils disposaient sur la provenance. Il lui fallut attendre quatre ans pour apprendre que la toile de Marseille avait été achetée en 1987 aux Terrin, une famille d’armateurs qui avait été à l’origine du chantier naval de La Ciotat. Ils indiquent l’avoir acquise dans le Sud, en 1942, d’un critique d’art appelé Jacques Guenne ce qui corrobore les informations recueillies par la famille. Quant aux deux tableaux de Troyes, une autre vue de Cassis et un paysage avec moulin, ils se sont retrouvés dans l’importante collection de Pierre et Denise Lévy, qui est à l’origine même du musée. Pierre Lévy, qui vouait une admiration sans borne pour ce peintre, a acheté Le Moulin le 26 novembre 1951 à Drouot, dans une vente orchestrée par Me Alphonse Bellier. Il a été adjugé hors catalogue, sur un n° bis, pour 232 000 francs. Sur la vue de Cassis, dont l’historique demeure encore trouble, la famille a remarqué une incongruité : la signature de l’artiste a été ajoutée sur la composition. Comme il était rapporté sur le catalogue Kahnweiler, Derain avait signé ces toiles au dos. La famille a dû encore attendre ce dernier mois de juillet pour pouvoir examiner les revers à Troyes. Elle a pu constater que ce tableau a été rentoilé, avec une toile opaque, si bien que les informations portées au dos ne sont plus visibles. On peut en déduire qu’André Derain, dans ses dernières années, a dû accepter de remettre sa signature sur la peinture, pour les Lévy qu’il connaissait bien. Aucune explication n’a été cependant fournie sur les motifs de ce rentoilage. Le 20 décembre dernier, l’avocate a relancé l’administration. Le 29 janvier, elle a reçu une réponse au style convenu de Vincent Lefèvre, conservateur aux collections : «L’administration tente activement de faire la lumière sur le parcours des œuvres revendiquées.» Il redemande «l’accès aux archives familiales», dont les descendants lui ont régulièrement fourni les éléments. Aux derniers renseignements apportés, il répond par des demandes de précisions. Par exemple, à propos d’une photographie du dos d’un tableau, il écrit : «Vous voudrez bien me confirmer qu’il s’agit de la vue intégrale du revers.» Tout est à peu près de la même eau.
Vers un procès ?
Le conservateur pointe cependant le nez en assurant que le marchand «continuait à acheter parfois à prix fort des œuvres», même dans ces «circonstances particulières dont on se doute bien qu’elles étaient difficiles». Interrogé, Vincent Lefèvre confirme : «Comme dans beaucoup de cas, il y a une zone grise, qui motive de longues recherches. L’appartenance à René Gimpel est à peu près sûre ; mais on ne sait pas dans quelles circonstances les ventes ont pu avoir lieu ; il n’est en effet pas exclu qu’elles aient été parfaitement légales.». «L’administration se montre d’une mauvaise foi sans limite, proteste Me Hershkovitch. Plus nous fournissons de preuves, plus elle réclame d’autres éléments, alors qu’elle a mis tout ce temps pour nous éclairer sur l’origine des œuvres.» Pour elle, «ces ventes répondent sans conteste à l’article 11 de l’ordonnance du 21 avril 1945, qui organise la nullité des actes de spoliation et la restitution. Le Centre Pompidou, qui vient d’exposer La Pinède de Cassis dans sa rétrospective, ne mentionne même pas René Gimpel ! Vingt ans après la déclaration de Washington, signée par la France, cette dernière ne se montre même pas capable d’en appliquer un des principes, en ouvrant une discussion franche et honnête pour trouver une solution juste et équitable avec une famille victime du nazisme. Jamais les enfants et petits-enfants n’ont même été invités à s’asseoir autour d’une table avec les représentants des musées.» Dans son dernier courrier datant d’avril, elle ne cache pas que, faute d’avancée, le contentieux sera porté au tribunal. (À suivre dans notre prochain numéro)