Leur discrète apparition dans la seconde moitié du XIXe siècle n’enflamma les esprits qu’un siècle plus tard. Les collectionneurs se disputent âprement ces microcosmes fascinants : acquérir ces chefs-d’œuvre de verrerie peut vite devenir addictif !
La sulfure, aujourd’hui synonyme de presse-papiers en cristal, trouve son origine dans des verres antiques dont la technique s’est perdue au début du Moyen Âge. Cantonnée aux objets pratiques, la verrerie patienta longtemps avant que la Renaissance, et surtout la fin du XVIIIe siècle italien, ne la déclinent dans les arts décoratifs et qu’apparaissent les premiers presse-papiers. À la fin du XVIIe siècle, le développement des services postaux favorisa les échanges épistolaires qui se multiplièrent toujours davantage, trois siècles durant. Depuis la lecture des parchemins jusqu’à celle des lettres, des poids de toutes sortes existaient pour maintenir en place les documents ; lorsqu’en 1845, le verrier muranais Pietro Bigaglia (1786-1876) présenta à l’Exposition industrielle de Vienne ses premiers presse-papiers colorés, le succès fut au rendez-vous.
Onéreuses créations verrières
Un succès tel que la cristallerie Saint-Louis ne mit pas une année à produire ses premiers exemplaires. L’objet était né d’une volonté de ne pas gaspiller les chutes de verre coloré d’une journée de travail et Bigaglia avait ainsi entrepris de couler le plus possible de ces chutes dans une paraison de verre. Aucun arrangement ne déterminait un motif particulier mais l’ensemble formait une élégante boule brillante et colorée. Cet objet insignifiant était pourtant à l’aube de devenir l’une des plus onéreuses créations verrières. Grâce aux sels et oxydes métalliques, la coloration du verre n’avait déjà plus de secret pour les artisans qui laissèrent courir leur imagination dans de translucides paraisons, en arrangeant harmonieusement des cannes et des filigranes spécialement fabriqués pour les presse-papiers.
Millefiori et murini
Dans un moule assez haut, à forme de fleur ou de forme géométrique, un premier verrier fait un instant couler le verre fondu enrobé autour du pontil (une longue tige de métal), pour le sortir une fois formé. Un autre fait adhérer à son pontil la seconde extrémité de la paraison juste démoulée. Les deux artisans s’écartent doucement l’un de l’autre, étirant la lourde forme en verre en une mince baguette, dite canne ou murini, d’à peine un ou deux centimètres d’épaisseur. Un fil de verre coloré ajouté sur la paraison permettra par torsion d’obtenir du verre filigrané lors de l’étirement. Ces longues cannes de verre à motifs colorés sont ensuite découpées en fins tronçons nommés « bonbons ». Puis, dans un moule rond réfractaire, le verrier dispose minutieusement chacun des bonbons pour créer le motif du presse-papiers. Par-dessus, une paraison de verre ou de cristal translucide vient englober les motifs, puis la boule de verre est une dernière fois passée au feu avant d’être polie. Le ravissant millefiori antique réapparaît ainsi, en tapissant de murini fleuris et colorés le fond d’un moule. En déclinant les formes de cannes, toutes les excentricités sont possibles. Puis vint l’idée d’inclure dans le verre ou le cristal des biscuits de porcelaine à l’effigie de personnalités ou d’autres formes animales ou végétales : ces productions aux effets argentés furent maladroitement baptisées « sulfures », un nom voué à demeurer. Bientôt, les verriers ciselèrent au chalumeau des sujets d’une grande finesse : animaux, fruits et insectes se blottissaient dans le cristal fondu dont l’effet loupe donnait la sensation d’un étrange diorama hyperréaliste. De 1846 à 1860, les manufactures françaises Baccarat, Saint-Louis et Clichy dominèrent la production de « sulfures », tant en termes de qualité et de technique que de génie artistique. Cette production confidentielle ne dura pas une vingtaine d’années, et ces objets dispendieux furent peu valorisés par les verreries, d’où leur grande valeur aujourd’hui. Baccarat initia en 1846 une production qui dura à peine dix ans. Ses silhouettes noires, dites « silhouettes Gridel » – des cannes à profils de personnages ou d’animaux, toujours au nombre de dix-huit dispersés autour d’un motif central – font encore sa réputation aujourd’hui. À Clichy, les presse-papiers du XIXe siècle les plus convoités sont hauts et ronds, ceux spiralés sont plats et bicolores et la rose reste un motif particulièrement recherché. Les sulfures de Saint-Louis sont tout aussi élégantes, présentant des millefiori éclatants, des formes à paniers de fleurs et des fines inclusions. Ajoutons la manufacture de Pantin dont la qualité exceptionnelle du travail au chalumeau et la discrétion de sa production font de ses presse-papiers des trésors incroyablement disputés. Moins de vingt de ses salamandres sont connues aujourd’hui : elles sont pourtant considérées comme l’une des plus grandes réalisations techniques du XIXe siècle en matière de verrerie.
Production internationale
En Bohême et Silésie, les légères sulfures de verre translucide se teintent de tonalités caractéristiques grises ou jaunes, tandis qu’en Angleterre la cristallerie londonienne Whitefriars talonne sans difficulté ses prestigieuses concurrentes françaises par de fabuleux millefiori. Aujourd’hui rachetée, sa marque au moine bleu ne frappe plus qu’une production verrière qui a perdu de son faste. Après 1945, un engouement feutré s’éveilla pour ne plus s’éteindre. Les amateurs de sulfures se transformèrent en fiévreux collectionneurs : l’écrivaine Colette envisageait d’emporter les siennes dans sa tombe, « comme un pharaon ». Paul Jokelson, fondateur de l’American Paperweight Club, fut le plus acharné. Baccarat lui doit la reprise de sa production en 1953 avec le succès que l’on connaît aujourd’hui. Enfin, dans les années 1960, les studios de verrerie fleurirent aux États-Unis, innovant et créant encore aujourd’hui sous l’égide de maîtres géniaux tels que Paul Stankard.