Après l’invention du fil synthétique, l’industrie soyeuse connaît de nouveaux modes de production. Entre artisanat d’art et fibres artificielles, haute couture et développement du prêt-à-porter, le métier va être mis à rude épreuve.
En 1884, alors que les canuts voient leur savoir-faire s’échapper dans la mécanisation, le comte Hilaire de Chardonnet entre dans l’Histoire grâce à sa savante recette de la rayonne à nitrocellulose. Ce fil artificiel, aux propriétés parfaitement identiques à celles de la soie, présente le considérable avantage d’être nettement moins onéreux que le fil naturel. Pour les soyeux, c’est une aubaine qui connaît un véritable engouement, mais qui leur permet surtout de démocratiser et d’industrialiser massivement leur production. Vent debout face à ce phénomène qui n’est pas anecdotique, quelques personnalités, tel William Morris en Angleterre, défendent un artisanat respectueux des traditions et accessible au plus grand nombre. Dans le domaine textile, Mariano Fortuny est de ceux-là. Ce créateur venu d'Espagne se distingue par des soieries qu’il teint et imprime de décors, soigneusement apposés après la coupe ou une fois que le vêtement a été réalisé. Rencontres virtuoses des techniques contemporaines et des savoir-faire anciens, les inventions de Fortuny et de son épouse Henriette – l’impression du velours pour lui et le plissage de la soie pour elle – sont rapidement protégées par des brevets dans les années 1910. Grâce au développement de couleurs chimiques et de nouvelles techniques d’impression, l’industrie de la soie aspire à une automatisation et une accélération des cadences des métiers, dont le tissage d’unis mélangés croît sensiblement. Le prix de ces derniers varie selon que la soie est mêlée à des fils synthétiques, de coton ou de laine, de cachemire ou de mohair. Le dessin textile lui aussi devient facteur de distinction, lorsque les plus raffinés sont l’œuvre d’artistes modernes sollicités par les soyeux. Ainsi Raoul Dufy rejoint-il, de 1912 jusque dans les années 1930, la manufacture Bianchini Férier, et égaie de ses fantaisies colorées des étoffes plébiscitées par les maisons Worth, Vionnet, Lanvin ou Poiret (voir l'article Paul Poiret et Raoul Dufy : soirée de gala de la Gazette 2022 n° 41, page 156). Ce sont aussi Maurice Dufrène, Paul Iribe, Suzanne Janin-Peltier ou encore Yvonne Clarinval qui répondent à l’invitation du fabricant lyonnais. Excepté Dufy, aucun ne sera pourtant en mesure de rivaliser avec Sonia Delaunay. En 1923, l’artiste est invitée à réaliser une version soyeuse de ses dessins «simultanés», fruits de sa recherche sur les couleurs et le mouvement. Déterminée à les imprimer elle-même, elle se lance dans une production, puis ouvre dans la foulée un atelier de couture, une boutique, et même un magasin d’étoffes pour le vêtement et l’ameublement. En 1925, ses créations sont présentées lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes et signent, pour la poétesse Nancy Cunard, une robe qui fera date.
Étoffe haute couture
L’histoire d’amour entre la soie et la haute couture se raffermit encore durant l’entre-deux guerres. Les ateliers de «grande couture» font office de laboratoire où créateurs et soyeux innovent pour magnifier la matière. Mais au contraire des siècles précédents, ce n’est plus le tissage à effets qui concentre l’attention des manufactures, mais bien la soie unie et/ou mélangée, privilégiée pour l’impression. L’édition de juin 1930 de La Soierie de Lyon, revue technique des industries de la soie témoigne des derniers soubresauts des façonnés, car si «l’effort technique de leur réalisation a atteint la perfection et les couturiers en ont tiré des effets d’un charme rare […] on les rencontre souvent aussi imprimés. » Elle ajoute cependant que « l'un et l’autre modes de décoration se mari[e]nt très bien et donn[e]nt un tissu qui a le double mérite d’être nouveau et plus riche» : on imagine sans peine le coût de pareille étoffe ! Et la journaliste de remarquer «que la variété des tissus imprimés que l’on emploie maintenant est très importante [et] qu’une gamme plus étendue encore caractérise les dessins, les motifs, les coloris, l’aspect général des impressions.» Jusqu’aux cartes d’évasion utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale par les Alliés, l’avenir de la soie s’annonce bel et bien imprimé. Malgré tout, le Syndicat des fabricants de soieries propose en 1941 de tisser des pièces à l’effigie de grandes personnalités internationales, à des fins de cadeaux diplomatiques. Max Buchmann dessine une galerie de portraits, dont ceux de Pétain, Roosevelt, de Gaulle ou Washington. Leur mise en carte complexe constitue souvent le travail de fin d’études des artisans. L’exercice semble anachronique lorsqu’on sait que l’impression au cadre plat – dit «à la lyonnaise» – a fait son apparition une dizaine d’années plus tôt. Les couleurs du motif sont déposées les unes après les autres, à la manière d’un pochoir, puis l’opération est automatisée dans les années 1950 et évince presque définitivement l’ancienne impression à la planche de bois gravée. Témoin emblématique de l’évolution de ces techniques, le carré Hermès, imaginé en 1937, suit et adopte les innovations les plus en pointe au XXe siècle, comme aujourd’hui la gravure manuelle des cadres d’impression réalisée par la maison Marcel Gandit. Héritière de la tradition soyeuse française, Hermès demeure également fidèle aux éditions d’artiste (voir l'article Florilège Xavier de Poret de la Gazette 2021 n° 44, page 164), pour lesquelles ont récemment été invités Josef Albers, Daniel Buren, Julio Le Parc et Hiroshi Sugimoto. Si la haute couture permet encore à de rares privilégiés de porter de la soie façonnée, quelques maisons françaises entretiennent le savoir-faire traditionnel des métiers à bras et Jacquard pour reproduire de fastueux tissus d’ameublement. Si la soie fait encore impression au XXIe siècle, son futur n’est en aucune façon irrévocablement imprimé…