Quand l’Occident rencontre l’Extrême-Orient, cela donne ce panneau de laque décoré d’une veduta. Témoignage des précieux artefacts conçus au Japon pour l’exportation, le paysage urbain éblouit par son raffinement et son réalisme.
À la manière d’un négatif noir et or rehaussé de brun, de rose et de gris, cette vue détaille les édifices bordant la place Magnanapoli à Rome : sur le panneau complet, de gauche à droite, on reconnaît l’église Santi Domenico e Sisto, l’entrée de la villa Aldobrandini et la haute façade de l’église Santa Caterina a Magnanapoli. Cependant, le médium utilisé ne peut que surprendre… Il s’agit bel et bien d’une laque japonaise, exécutée sur cuivre par l’un des grands maîtres laqueurs de Nagasaki à l’époque d’Edo, et plus précisément à la fin du XVIIIe siècle. Comme son pendant – qui sera vendu séparément (même estimation) et présentant un autre panorama romain, la Vue du Tibre vis-à-vis la Bouche de la Vérité –, cette pièce exceptionnelle se trouve à la croisée de deux cultures. D’un côté, elle se signale par le degré d’excellence atteint par les artistes nippons, comme le décor en hiramaki-e, largement utilisé ici. Cette technique, permettant d’obtenir un très léger relief, consiste à saupoudrer le motif de poussière d’or ou d’argent avant de le recouvrir d’une laque transparente qui, dernière et délicate étape, sera polie. L’auteur de notre vue a également fait appel au plus classique togidashi (accumulation de couches), sans épaisseur. Cependant, évitant tout motif japonisant, à l’exception du revers où s’épanouissent des fleurs en incrustations de nacre, l’homme de l’art a su reproduire fidèlement une gravure sortie des presses de Giuseppe Vasi (1710-1782) en 1758. Ce célèbre graveur italien, maître de Piranèse, connaîtra le succès sa vie durant grâce à ses vues de Rome. Un objet hybride, donc.
Des commandes et des présents pour l’Europe
On doit ces productions au génie commercial des dirigeants de la Compagnie des Indes orientales. À partir de 1641, les Néerlandais sont les seuls autorisés à commercer avec le Japon par la dynastie des Tokugawa ; et encore sont-ils confinés à Deshima (ou Dejima), un îlot de la baie de Nagasaki réservé aux transactions. Au milieu du XVIIIe siècle, une nouvelle tendance se dessine : faire reproduire par les laqueurs de l’archipel certaines compositions européennes, à partir de planches et recueils gravés. Ainsi a-t-on gardé trace des commandes passées par Isaac Titsingh, directeur de la Compagnie de 1780 à 1784, ou par son successeur le baron Johan van Reede, à la tête de la firme de 1786 à 1789. Ce dernier a notamment envoyé à son père une collection d’objets en laque du Japon, dont des portraits ovales de Frédéric II. Aujourd’hui, ces séries de médaillons reproduisant les profils d’empereurs, de rois et de reines d’Europe demeurent les exemples les mieux connus – et les plus accessibles – de ces laques luxueuses. Quant aux représentations de capitales occidentales et de leurs monuments, elles sont beaucoup plus rares en salles des ventes. «Ces plaques pourraient avoir constitué des cadeaux diplomatiques, analyse l’expert Philippe Delalande, comme l’atteste une Vue de Saint-Pétersbourg avec la Neva et le palais d’Hiver, qui fut offerte à Catherine II par le docteur suédois J.A. Stutzer, officiant pour la Compagnie en 1787-1788»… Une qualité supplémentaire qui pourrait bien faire décoller notre scène romaine !