Savourons les heures précieuses, les premiers ouvrages imprimés, les livres illustrés et les habillages de maîtres relieurs, qui sont le fil d’Ariane de cette vaste bibliothèque, dont une partie sera bientôt dispersée à Drouot.
De Robert Beauvillain, on sait fort peu de choses. Son ex-libris, créé par Charles Jouas (1866-1942), peut cependant révéler l’un de ses intérêts particuliers… même s’il a pu induire en erreur. On attribua en effet souvent les ouvrages portant la devise «Et Beauvillain ? toujours il vous aime» – accompagnant une jeune femme nue, assise sur une pile de gros livres, recevant les hommages d’un admirateur – à un «Étienne» Beauvillain. Or, sur un exemplaire des Gaîtés de l’escadron de Georges Courteline (Paris, 1926) présent dans la vente prochaine, l’envoi de l’illustrateur Joseph Hémard sur un dessin permet de rectifier le prénom. Serti de plats encastrés de deux cuivres par Charles Septier, décédé en 1958 et auquel le bibliophile avait commandé nombre d’habillages, l’ouvrage est estimé autour de 1 000 €. Son goût érudit pour le papier, les enluminures et gouaches chatoyantes, les reliures aux fers dorés, aux mosaïques colorées et aux doublures raffinées, a conduit Robert Beauvillain à sélectionner plusieurs chefs-d’œuvre de l’histoire du livre, à commencer par les manuscrits enluminés et les incunables aux gravures coloriées à la main.
Des ateliers royaux
La société médiévale était peu alphabétisée, l’écrit et la lecture étant l’apanage des moines et des ecclésiastiques, mais aussi l’un des symboles du pouvoir des rois et de quelques princes. Ce faste entraîna la création d’ateliers spécialisés dans les divers métiers du livre : relieurs, parcheminiers, copistes, enlumineurs… Les plus renommés se sont installés notamment à Paris, à l’instar du Maître de Luçon (ou Maître d’Étienne Loypeau). Il a travaillé pour Jean de Berry et les membres de sa cour, tel Étienne Loypeau, évêque de Luçon, qui lui passa commande d’un Pontifical-Missel destiné à son protecteur, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France. Lui sont attribuées les treize grandes miniatures rectangulaires, réalisées vers 1410-1420, de l’un des fleurons de cet ensemble, les Heures de Pierre Soppite et Marie Deschevert, orné de grandes et petites initiales, aux feuillets décorés d’antennes composées de baguettes, de feuilles de vignes, de motifs floraux et de besants. Sa peinture représentant l’Annonciation (voir photo page 15), en semi grisaille et tons pastel, est encadrée par des baguettes où folâtrent des enfants nus et un bestiaire des plus variés (lion, ours, dragon, salamandre, licorne…). Le manuscrit fut acquis au XVIIe siècle par Pierre Soppite, sieur de Louveciennes, conseiller et premier valet de chambre du roi, et Marie Deschevert (dite Veuve de Pierre Soppite), qui le firent relier en maroquin rouge. Et l’on peut suivre sa trace jusqu’à Robert Beauvillain, de la famille Saint-Victor – probablement celle de Louis-Robert (1738-1822), conseiller du roi, président de la Chambre de Normandie et conseiller honoraire du parlement de Rouen – à Alfred Bonnardot (1808-1884), en passant par la collection Clicquot de Reims… Autre joyau, le Livre d’heures à l’usage de Rome, dit «Heures de G et H» (Heures de la Vierge et Office des Morts), en latin et en français : une des grandes peintures par le Maître de Spencer de ce manuscrit enluminé sur parchemin, probablement à Bourges vers 1500-1510, ornait la couverture et était décrite en page 6 de la Gazette n° 6 (voir l'article Renaissance et rédemption). L’artiste berruyer, proche de Jean Colombe, collabora également avec Jean Poyer, à Tours, et enfin avec le Maître de Philippe de Gueldre, à Paris. Dix-huit grandes miniatures et trente-quatre petites peintes par ce dernier et le Maître d’Étienne Poncher ponctuent le Livre d’heures à usage de Paris (Paris, vers 1500), manuscrit enluminé en latin et en français sur parchemin, ici attendu autour de 25 000 €. En ce début de XVIe siècle, le livre imprimé prend son essor. Pour rivaliser avec le manuscrit, il lui est encore proche avec ses gravures coloriées, comme en témoigne un exemplaire de la première édition latine, traduite par Jacob Lorcher, de Stultifera Navis de Sébastien Brant (Bâle, Johannes Bergman de Olpe, mars 1497), dans une reliure anglaise de la fin du XVIIIe siècle et prisé autour de 12 000 €. La grande invention contribuera même à étendre l’aura des livres enluminés, notamment d’un de ses chefs-d’œuvre, Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, qui fut imprimé par Léon Curmer à Paris, en 1859-1861, reproduisant en chromolithographie les planches. L’éditeur Curmer travaillait avec son frère Adolphe, orfèvre : peut-être lui a-t-il commandé l’exceptionnelle reliure, dans le goût médiéval (voir photo ci-contre), pour ce volume qui constitue l’un des rares livres religieux figurant parmi les ouvrages des XVIIIe, XIXe et du début du XXe siècle, proposés en seconde partie.
De l’amour et de l’érotisme
À la suite de l’amour courtois, les sentiments s’enhardissent, l’érotisme, même s’il est réservé à l’Enfer des bibliothèques, triomphant au XVIIIe siècle. La séduction gagne les illustrations, comme en témoignent un in-4° imprimé à Paris en 1795 des Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine, illustré de figures par Moreau le Jeune et du portrait de l’auteur par Audouin, d’après celui de Hyacinthe Rigaud (1 800 €), ou encore le Galatée […] de Florian (1 000 €). Jean-Pierre Claris de Florian – «mon neveu par ricochets», a écrit Voltaire – entre dans la carrière militaire au service du duc de Penthièvre, qui demeurera son protecteur, lui offrant un logement à l’hôtel de Toulouse afin de l’aider dans sa carrière d’écrivain. Ce poète et auteur dramatique, fabuliste considéré comme l’un des meilleurs après La Fontaine, reprend librement, en 1783, La Galatea de Cervantès, ajoutant des scènes et imaginant le dernier chant. Ce conte connut le succès et encouragea Florian à poursuivre dans la veine du roman pastoral, «tombé dans un discrédit absolu», selon son ami le poète Louis-François Jauffret (1770-1840). Nettement plus osé, le livre d’Andrea de Nerciat (1739-1800), Les Écarts du tempérament, Esquisse dramatique (Londres, 1785), dont un exemplaire de l’édition originale illustrée de quatre figures libres est estimé quelque 2 000 € : cette «pré-façon», pour reprendre le mot de Pascal Pia, livre la première version de la première partie du Diable au corps, qui ne parut qu’en 1803. Au XIXe siècle, les écrivains et poètes diversifient leurs sources d’inspiration, de l’Antiquité à l’Orient séducteur, en passant par le Moyen Âge, la Renaissance et les temps modernes. D’Apollinaire à Wilde, les poètes sont à l’honneur, les textes mis en valeur par la beauté des illustrations, comme celles de Malatesta pour La Légende de saint Julien l’Hospitalier (voir encadré page 12). On s’étonne encore devant les riches aquarelles de Léon Carré pour Le Jardin des caresses (voir photo page 11), poèmes traduits de l’arabe par Franz Toussaint, orientaliste proche d’Ambroise Vollard également auteur de scénarios pour des films muets. Travaillant pour La Plume, exposant au Salon des Cent, André des Gachons (1871-1951) a séduit Émile Verhaeren par ses délicates aquarelles symbolistes, exprimant à merveille le sentiment du paysage qui résume l’âme d’un peuple, celui à l’honneur dans La Guirlande des dunes, dont est issu le poème «Les Plages» (voir photo ci-dessus). L’artiste traduit subtilement la majesté de cet univers désolé de «monts de sable et de cendre» sous des cieux où courent les nuages. L’exemplaire des trois volumes de Toute la Flandre, estimé 3 000 €, reflète l’amour du texte et de son illustration de Robert Beauvillain, l’indispensable fil d’Ariane d’une bibliothèque de qualité.