Le lundi 17 juin, le monde de l’art se réveillait plongé dans la stupeur.
Sotheby’s changeait de mains et passait dans le portefeuille de l’homme d’affaires Patrick Drahi, jusqu’alors peu présent sur le secteur.
Les motivations de ce dernier restent encore bien mystérieuses…
Il est rare que le téléphone sonne aussi vivement un lundi matin. Textos et mails se succèdent. Tout le monde échange communiqués de presse, articles creux et surtout interrogations. Personne ne voyait Sotheby’s sortir de la NYSE, la bourse new-yorkaise, rachetée 3,7 Md$ juste avant l’été, encore moins par Patrick Drahi, un quasi-inconnu du monde de l’art. Aucune rumeur n’avait circulé. Le nombre de personnes dans la confidence était certainement très restreint. Une fois le choc passé, les interrogations restent. Et elles sont nombreuses. Quels peuvent bien être les intérêts des différents intervenants ? Pour ce qui est de Drahi, cela semble a priori un deal qui le voit gagner sur tous les plans. Cela lui offre une assise sociale qu’il n’avait étrangement pas réussi à obtenir avec ses acquisitions de médias et cela lui permet de s’implanter un peu plus fortement aux États-Unis, où il envisage le futur de ses affaires. Cela lui donne accès à tous les décideurs-collectionneurs d’art et ils sont nombreux en Amérique… Le tout pour un prix qui, même s’il constitue une surcote au jour de l’annonce, ne représente que la valeur de l’entreprise il y a très exactement un an. Pour Daniel Loeb et les plus gros actionnaires actuels, qui on peut l’imaginer ont une meilleure connaissance que Patrick Drahi du marché de l’art, c’est un moyen de sortir proprement de leur investissement alors que le marché se complexifie et se tend fortement. Pour Tad Smith, c’est un moyen rapide de faire remonter la valorisation de l’entreprise et de toucher à terme un joli bonus. Le reste n’est qu’excuse. Est-ce que Sotheby’s profitera de ce nouveau propriétaire et de cette sortie de la bourse ? Peut-être. Peut-être pas. C’est de toute manière très secondaire aux yeux des décideurs. Mais peut-être l’est-ce moins pour le marché et cela vaut le coup d’y réfléchir. Selon les actionnaires et le PDG de Sotheby’s, le fait d’être une entreprise «publique» était la source de tous les maux dans sa compétition avec Christie’s oubliant au passage que d’immenses plus-values ont été générées pour les actionnaires au moment des introductions successives. D’abord en ne lui permettant pas d’accéder aux mêmes financements ; ensuite de par l’information qu’elle se voyait obligée de transmettre quand sa rivale s’en dispensait allègrement. Pour ce qui est de l’accès au capital et peut-être plus important encore, la souplesse dans les arrangements qui peuvent être proposés , l’histoire récente le confirme. On se souvient de la polémique suscitée lorsque Sotheby’s avait révélé avoir proposé 500 M$ de garantie aux ayants droit d’Alfred Taubman pour la mise en vente de leur collection. Mais ne pas réussir à sécuriser la collection de son ancien propriétaire aurait été bien plus terrible pour Sotheby’s. Cela laissera dans tous les cas des stigmates et de telles conditions n’ont plus été revues depuis. Plusieurs employés confirment d’ailleurs l’handicap : «Sur les très gros deals, on monte autant que l’on peut mais Christie’s remporte toujours la mise. On finit indéfectiblement par se coucher.»
Cash is king
Est-ce qu’il en sera autrement sous le règne de Patrick Drahi ? Rien n’est moins sûr. Autant celui-ci est connu pour savoir saisir toutes les opportunités, autant on le connaît comme redoutable gestionnaire : si cela ne fait pas sens économiquement, il n’y va pas. Le monde des enchères très haut de gamme, où l’importance d’être perçu comme dominant dépasse largement les considérations économiques, est a priori loin de son caractère. Un autre de ses traits de personnalité, que plusieurs petites entreprises françaises ont découvert à leurs dépens, est sa capacité à revenir sur ses engagements. En 2015, suite au rachat de SFR, Patrick Drahi n’a pas hésité à ne plus honorer les contrats et factures de ses fournisseurs y compris celle de ses bailleurs ou même d’EDF… au point de recevoir une amende de 750 000 € des services de Bercy pour retard de paiement. Il est d’ailleurs étonnant d’imaginer des banquiers prêter aussi largement à quelqu’un connu pour ne pas respecter ses engagements. Mais certainement l’intéressé choisissait-il ceux à tenir… Il n’empêche, l’industrie de l’art repose exclusivement sur la confiance, sur l’intuitu personae. Sans possibilité d’avoir confiance en son interlocuteur, aucune affaire ne peut se concrétiser. Appliquer une méthode de cost-killing aussi radicale semble déconseillé, au risque de devenir contre-productive.
La nécessaire fin de la «transparence» ?
Pour suivre tous les trimestres la communication financière de Sotheby’s, il est difficile de considérer que la société soit un modèle de transparence. Tous les trois mois, une nouvelle acquisition de start-up, un nouveau virage stratégique ou géographique… surtout une nouvelle histoire à raconter aux analystes et actionnaires pour faire oublier la saisonnalité du marché et surtout la dépendance totale de ces grandes maisons à un très petit nombre de transactions. Il n’empêche, les rapports annuels permettaient, en s’y penchant en détail, de se faire une idée relative de certaines évolutions des pratiques : financement, garanties, garanties tierces, ventes privées, etc. ; aller au-delà des mythes pour rentrer dans le concret. De même, le profil des acquisitions permettait là aussi d’envisager l’évolution des acteurs : l’importance des ventes de voitures (RM Auctions), le développement des ventes privées et du conseil (Art Agency Partners), la dépendance à l’analyse scientifique (Orion Analytical), la généralisation d’une vision financière de l’art (Mei Moses Index), la montée en puissance de l’intelligence artificielle (Thread Genius)… Une fois les deux principaux acteurs non tenus à une communication régulière et complète, feront-ils cet effort ? Rien n’est moins sûr. Une ancienne de l’équipe de la communication de Christie’s le confirme sous couvert de l’anonymat : «D’une année sur l’autre, on mettait l’accent dans nos résultats annuels sur les zones ou secteurs qui étaient les plus positifs. On arrivait toujours à raconter une jolie histoire avec cela. Une année c’était la Chine, l’année suivante l’art contemporain, puis les ventes de collections, etc.» Il est déjà difficile d’imaginer les vraies raisons qui ont motivé cette acquisition, il est certainement impossible de prévoir dans quelles directions les choses vont évoluer. Patrick Drahi le dit lui-même : «Les télécoms et les médias resteront ma priorité.» C’est sans aucun doute la vérité. Espérons donc pour les salariés, pour les fournisseurs et pour le marché en général que le milliardaire se penche déjà sur sa prochaine acquisition. On a beau râler, on l’aime quand même bien comme il est notre vieux marché de l’art. Il faudrait pas trop nous le bousculer…