La nouvelle s’est vite répandue : Jean Bonna, ancien banquier, membre du Conseil du fonds de dotation du Louvre et des trustees du Metropolitan, se sépare d’une partie de sa bibliothèque. Joie !
Tout livre est une aventure. À peine sorti des presses, le voici lancé pour plusieurs vies, semées de péripéties, de bonheurs et, hélas, de destructions. Ceux arrivés jusqu’à la bibliothèque de Jean Bonna ont été et sont choyés. Depuis son premier livre un Rabelais acquis à l’âge de 9 ans chez un bouquiniste et toujours conservé , plus de trois mille volumes sont venus lui tenir compagnie… ainsi que des gravures, des manuscrits et autographes, des dessins et par curiosité érudite des sculptures. Mais, Jean Bonna ne s’est cependant jamais laissé distraire de son but initial : réunir la collection la plus complète possible de littérature française en éditions originales. Il est membre des grands clubs de bibliophiles, comme le Grolier Club à New York, les Bibliophiles françois à Paris, et a dirigé jusqu’en 2012 la fondation Martin Bodmer à Cologny, près de Genève, en Suisse… On peut imaginer son bonheur d’avoir réussi à acquérir un exemplaire de Mélusine ou la noble histoire des Lusignan de Jean d’Arras, écrivain français de la fin du XIVe siècle proche de Jean de Berry, pour qui fut d’ailleurs rédigé ce récit merveilleux, à la fois roman chevaleresque et généalogique. Cet incunable, premier texte imprimé en français, paru à Lyon chez Gaspard Ortuin et Pierre Schneck en 1485-1486, est l’ouvrage le plus ancien de sa bibliothèque. Il a figuré dans l’exposition «Jean Bonna passions littéraires françaises» à la bibliothèque de l’Arsenal, au printemps 2015, où l’on avait également pu admirer un exemplaire des Discorsi e dimostrazioni matematiche… par Galilée, imprimé à Leyde, dans l’atelier de typographie des Elzevier, en 1638. Celui-là même qui est la vedette de cette vente, assorti d’une estimation de 700 000/900 000 €, un montant assez peu courant dans la bibliophilie. Ce volume réunit superlativement l’ensemble des qualités recherchées par un collectionneur : édition originale avec une typographie et une mise en pages soignées, une reliure superbement exécutée à l’époque et une provenance impeccable, pour celui-ci celle de François de Noailles (1584-1645), comte d’Agen, baron de Chambres et de Montclar, seigneur de Noailles. Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège entre 1634 et 1636, ce dernier a certainement dû tisser des liens de confiance avec l’auteur, qui lui confia son manuscrit pour l’apporter chez les Elzevier, en Hollande. Galilée (1564-1642) était en effet interdit d’impression en Italie, suite au procès lors de la publication de son Dialogue sur les grands systèmes du monde (1632). Tout laisse penser que ce volume, du tout premier état et portant la mention autographe du nom de l’auteur par François de Noailles, revêtu d’une magnifique reliure à la fanfare exécutée vraisemblablement par Le Gascon (décédé vers 1653), fut présenté au comte par l’imprimeur. Dans ce nouveau traité rédigé en italien, considéré comme le texte fondateur de la mécanique et de la dynamique, Galilée reprend ses premières observations et expériences, publiées dans les années 1580 en latin, à Pise. Diderot, dans l’Encyclopédie, avoue son admiration pour «Galilée, un philosophe, un géomètre, un mécanicien et un astronome […] l’écrivain le plus solide et le plus élégant qu’ait produit l’Italie».
Porter un autre regard sur le livre
Le style est important pour Jean Bonna, qui savoure les mots, pouvant réciter des passages entiers de romans et de poèmes français, tout en sachant apprécier le support : «J’aime le papier depuis toujours, les bruits d’une page que l’on tourne, le toucher d’une feuille. L’histoire du papier est liée à l’imprimerie.» Et à l’écriture de premier jet des manuscrits, aurait-il pu ajouter. Comment, en ce domaine, ne pas mettre en avant un manifeste rédigé, corrigé et raturé par l’un des plus exigeants écrivains, Flaubert ? Le manuscrit du projet de préface au Mémoire en défense de Mme Bovary, une page et demie in-folio, fut probablement écrit entre le 15 et le 30 janvier 1857 (40 000/60 000 €). L’année précédente, des feuilles de Madame Bovary. Mœurs de province sont publiées dans La Revue de Paris ; les problèmes judiciaires n’ont pas tardé. Flaubert est inculpé d’outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. Pour préparer sa défense, il pense demander à son éditeur, Michel Levy, de diffuser quelques exemplaires du texte du roman incriminé sur une seule colonne avec de grandes marges, afin «de mettre en regard de plusieurs passages […] des citations tirées des classiques», écrivait-il à son imprimeur. Il réitère cette pensée dans le texte prévu en préface : «Si l’artiste dans l’insuffisance de son talent, n’a pu produire cet effet, qu’à l’aide d’une brutalité toute superficielle, les passages qui au premier coup d’œil, semblent répréhensibles ne sont-ils pas, par cela même, les plus indispensables ? (Qui a jamais accusé Juvenal d’immoralité?)»… Le parquet interdit la publication du Mémoire, mais ne pourra empêcher l’impression cette même année du texte intégral, Flaubert ayant été acquitté grâce à la plaidoirie de Me Senard, mais aussi par l’affligeante médiocrité du réquisitoire du procureur Pinard. Le papier permet de donner corps à une pensée par la magie du mot, mais aussi par la force du dessin. L’autre facette du collectionneur Jean Bonna est cette passion plus récente, à partir des années 1980. Il prête généreusement les sanguines, fusains ou autres gouaches, et soutient financièrement des lieux d’exposition, comme le cabinet qui porte son nom à l’École des beaux-arts de Paris. On peut appréhender l’étendue de sa curiosité dans le large panorama de livres illustrés proposés dans cette vente, à commencer par Della Cavalleria… de Georg Engelhard von Löhneysen (1552-1622), imprimé chez l’auteur, dans son château de Remlingen, en Bavière, en 1609-1610. Cette encyclopédie d’hippiatrie, aujourd’hui estimée 40 000/60 000 €, comprend une riche illustration ayant trait au cheval, incluant les accessoires de l’équitation, mais aussi des parades et des tournois. On ne peut qu’être admiratif devant l’imagination, joyeusement fantaisiste, des luxueux traîneaux de parade ! Plus modeste, mais tout aussi novateur dans sa mise en pages, sa typographie et son illustration, Le Petit Chaperon rouge de Perrault (30 000/40 000 €), calligraphié et illustré par Edgard Tytgat, imprimé à Londres en 1907, séduit encore de nos jours un illustrateur et artiste, François Avril (voir page 18). Ces quelques exemples sauront nous amener à porter un autre regard sur le livre. «Les livres à force d’être aimés, confiait Jean Bonna à Gilles Kraemer, pour son blog “le curieux des arts”, deviennent autre chose qu’un simple vecteur de transmission de la pensée, mais un objet, et souvent un objet infiniment précieux.»
Un centenaire si moderne :
Edgard Tytgat vu par François Avril
Les enfants d’hier et d’aujourd’hui connaissent l’aventure du Petit Chaperon rouge. François Avril, illustrateur de livres pour la jeunesse et artiste, a été surpris, parmi les ouvrages au catalogue de cette vente, par la modernité du petit album composé par un peintre belge, Edgard Tytgat, réfugié à Londres pendant la Première Guerre mondiale : «Avec une économie de moyens, cet artiste que je ne connaissais pas a trouvé des solutions graphiques qui me font penser à Mitsou, histoire d’un chat de Balthus.» Précisons que ce carnet plein de fraîcheur a été publié par Balthus à 12 ans, en 1920. Vu le jeune âge du créateur, on ne s’étonne guère de sa vision toute simple d’un conte qu’il invente de toutes pièces, tandis que pour un artiste dans la force de l’âge, cela confine au merveilleux. «On retrouve le format carré, le soin apporté à la composition des lignes de fond, poursuit François Avril. L’emploi de quatre couleurs – bleu, rouge, jaune et vert – et le choix de la gravure sur bois, avec ses aplats par recouvrements, ajoutent à ce charme soi-disant naïf.» En fin connaisseur des ouvrages pour la jeunesse, François Avril fait aussi des rapprochements avec les illustrateurs des années 1950 pour la collection du «Père Castor». Notamment Feodor Rojankovsky et Nathalie Parain, proches des constructivistes russes, qui traduisent la nature avec une émotion palpable dans des illustrations toutes simples «Edgard Tytgat – bien qu’il nous soit inconnu –, semble avoir nourri un courant qui revient en force de nos jours», s’étonne-t-il. «L’utilisation des lignes pour dynamiser une vignette, les couleurs parlantes et, surtout, un amour du métier le rapprochent de mes confrères tels Blexbolex et le couple de dessinateurs et plasticiens connu sous le nom d’Icinori.» Passionnés par l’image imprimée et par le livre, ces derniers poursuivent des expériences sur la couleur, le papier, mais aussi la dynamique du dessin, car ils sont aussi les contemporains de l’image animée. «Pour donner par exemple l’illusion de la profondeur, Tytgat va semer des points sur le fond de la forêt, comme des feuilles tombées», explique encore François Avril. Ce qui le ravit le plus ? «Les passages de jaune sur le loup, qui prend la teinte orangée d’un renard… Quel beau décalage !»