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Quelle vie après le virus pour les musées ?

Publié le , par Sarah Hugounenq

Le tsunami sanitaire qui a bouleversé notre économie n'a pas épargné les établissements muséaux. Quels sont son impact sur leur mode de gestion, et ses répercussions sur leur organisation, leur offre scientifique et leur rôle ?

Au musée de Flandre à Cassel, le grand escalier. © Dominique Silberstein. Quelle vie après le virus pour les musées ?
Au musée de Flandre à Cassel, le grand escalier.
© Dominique Silberstein.

Le visiteur fait-il le musée ? Portes closes, les établissements muséaux du monde entier se sont vu priver sans préavis de leur principale source de revenus : la billetterie. En moyenne, elle pèse pour 40 % dans les recettes globales, atteignant 85 % dans les musées territoriaux. Avec ses 87 M€ issus de la seule billetterie en 2018, le Louvre peut évaluer sa perte consécutivement à quatre mois de fermeture à 29 M€, sans compter le repli touristique des mois à venir. L’OCDE prévoit une chute de 50 à 70 % de l’activité touristique mondiale jusqu’à la fin de l’année. Comme au lendemain des attentats, les établissements proches du public local comptent tirer leur épingle du jeu. «Nous limiterons la casse, espère Christophe Leribault, directeur du Petit Palais, fréquenté aux deux tiers par un public français. Nous travaillons depuis longtemps à la fidélisation et à faire du musée un espace de vie où il fait bon revenir». La billetterie n’est pas tout : selon l’enquête du Network of European Museum Organisations (NEMO) – réseau indépendant d’associations de musées et organismes analogues –, les plus gros musées comme le Rijksmuseum essuient des pertes allant de 100 000 à 600 000 € par semaine, celui des beaux-arts de Lyon déplorant un manque à gagner total de 800 000 €. Sans la manne des locations d’espace, des concessions de restaurants, librairies et boutiques, des activités culturelles et pour certains des locations d’exposition, ces lieux découvrent un monde sans revenus.
 

La Cité internationale de la tapisserie, à Aubusson. © Cité Internationale De La Tapisserie
La Cité internationale de la tapisserie, à Aubusson.
© Cité Internationale De La Tapisserie


Une plus forte pression budgétaire
Or, cette crise intervient dans un contexte de finances affaiblies par les grèves et la gronde des Gilets jaunes des derniers hivers, en plus du recul progressif du concours de l’État. À lui seul, le Louvre a ainsi perdu 11 M€ de dotation pour 2020. «Nous nous attendons à une pression budgétaire accrue dans les années à venir, alors même que nos finances sont grevées par les équipements sanitaires. Plexiglas, masques, location de bornes de gel hydroalcoolique sont une denrée rare et encore chère», regrette Yasmine Laïb-Renard, directrice des musées départementaux de l’Allier. «Cette crise nous prouve une chose, observe néanmoins Céline Chanas, présidente de la Fédération des écomusées et musées de société : les musées en régie directe, dont le statut a été décrié pour son manque de souplesse et ses contraintes de fonctionnement, sont les plus protégés, surtout lorsqu’ils ont fait le choix de la gratuité. Il va falloir repenser la place des dotations publiques dans le financement de ces établissements.»
Des faillites en cascade
Selon une enquête de l’ICOM et de l’Unesco, 13 % des musées de la planète pourraient ne jamais rouvrir, dont un tiers aux États-Unis. Dans un secteur aux lourds coûts fixes, on taille dans le vif : les effectifs. Si, outre-Atlantique, le dégraissage bat son plein avec une centaine de licenciements au MoMA et au MET, l’Europe est épargnée et plus encore la France, où le personnel est majoritairement fonctionnaire. Côté privé, Culturespaces se réjouit toutefois d’avoir pu bénéficier du chômage partiel. «Mais cette crise a précarisé la sous-traitance : guides-conférenciers, gardiens… Alors que l’on commençait doucement à remettre en cause l’externalisation de certaines fonctions comme celles des restaurateurs, cet épisode va arrêter le mouvement», estime Audrey Doyen, muséologue et directrice du laboratoire Mêtis. Selon NEMO, 73 % des musées européens ont réduit la voilure des missions d’indépendants, quand un quart prévoit de réduire sa masse salariale. La question reste ouverte sur les missions amenées à être sacrifiées : l’administratif, qui en vingt ans avait phagocyté les organigrammes, alors que la tâche est d’équilibrer les budgets, sera-t-il concerné ? Le corps scientifique sera-t-il limité, alors qu’il est le cœur d’un musée ? La médiation se verra-t-elle désavouée, au lendemain d’un confinement qui en a montré l’absolue nécessité sur les réseaux sociaux ? Bien plus qu’une «grippette» passagère, le covid-19 pourrait remodeler en profondeur le fonctionnement des musées et les obliger à se réinventer. À court terme, les esquisses de revenus innovants fleurissent : accroissement des boutiques en ligne, tarification des contenus numériques ou développement de partenariats, comme celui mis en place par la Cité internationale de la tapisserie, à Aubusson, avec le Sénégal et l’Écosse. «On commence à avoir des demandes d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour la création de tentures, ce qui permet du même coup de valoriser nos compétences et le bassin de métiers qui nous sont liés», explique Emmanuel Gérard, son directeur.

 

Wim Delvoye, Möbius Dual Corpus (2011), exposition « Sacrée architecture ! La passion d'un collectionneur » au musée de Flandre à Cassel (
Wim Delvoye, Möbius Dual Corpus (2011), exposition « Sacrée architecture ! La passion d'un collectionneur » au musée de Flandre à Cassel (jusqu'au 30 août).
© Musée de Flandre/Dominique Silberstein


Vers moins d’expositions ?
À long terme, les changements s’annoncent drastiques. La distanciation physique pose la délicate question de la course à la fréquentation, dans laquelle pléthore d’institutions s’étaient lancées haletantes. «Nous réfléchissons à l’après car il nous faut penser un nouveau modèle dans le respect d’un équilibre financier strict, reconnaît Foulques d’Aboville, administrateur du musée Jacquemart-André à Paris. Nous allons devoir agir sur nos dépenses : des expositions moins coûteuses, conçues différemment. La jauge contrainte, si elle permet un confort de visite, fait aussi pression sur nos recettes. Le visiteur acceptera-t-il de voir le ticket moyen augmenter pour bénéficier d’un environnement moins fréquenté ? La question va se poser». Déjà, la déferlante de réservations obligatoires destinées à contrôler les flux en respect des gestes barrières se systématise, et la ponction d’une commission avec. Dans le même temps, l’évaluation qualitative de la visite – à l’inverse d’une appréciation quantitative, adoubée par les tutelles autant que par les médias – était déjà en germe dans certaines institutions comme la Fondation Giacometti, qui, à son ouverture en 2017, a volontairement instauré une jauge restreinte. À cette accalmie – forcée – de la fréquentation risque de s’ajouter un ralentissement des propositions. «Il nous faudra imaginer une programmation plus sobre et écologique, à l’avenir. Renoncer à un mode productiviste d’événements ne signifie pas renoncer aux grandes expositions internationales, mais les organiser dans une économie plus légère, des interprétations augmentées de nos collections», estime Sylvie Ramond, à la tête du musée des beaux-arts de Lyon – récemment engagé dans un pôle muséal avec le MAC. «Face à cette critique du tout-événementiel qui était déjà en germe, la crise vient conforter l’idée qu’il faut changer de paradigme et trouver d’autres solutions : des formats à huis clos en VIP, des services de privatisation qui vont se multiplier…», renchérit la directrice de Mêtis. Déjà, le mouvement qui tendait à rallonger la durée des expositions se conforte. Au Palais Saint-Pierre à Lyon, du fait de la crise, «Picasso baigneuses et baigneurs» restera sur les cimaises jusqu’en janvier, tout comme les toiles de Turner au musée Jacquemart-André. Foulques d’Aboville esquisse une autre perspective : «La circulation d’œuvres à l’international sera probablement restreinte, ce qui d’ailleurs était déjà une tendance de fond.» «La spirale infernale des expositions, avec le coût exorbitant du transport d’œuvres, pouvant atteindre 50 000 € pour en faire venir une de Russie, est devenue telle que les collections permanentes sont oubliées, analyse Sandrine Vézilier, directrice du musée de Flandre à Cassel. Le «slow-musée» frétille mais n’est pas encore accepté, y compris de la part des tutelles qui, pendant des années, ont fait de ce type de lieux des turbines économiques sur leur territoire. Peut-être cette crise nous aidera-t-elle à l’inscrire dans une dynamique sociale plutôt qu’économique. Il est temps de s’interroger : à quoi sert un musée ? Mais je crains que beaucoup n’esquivent la question.» Le musée productif à tout crin est solidement ancré dans nos habitudes. Mais si le chemin de son évolution s’annonce long, l’électrochoc du Covid a sans doute ouvert une voie.

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