Pionnière et originale, la voie choisie par Renault dans les années 1960 pour s’investir dans l’art s’inscrit désormais dans une perspective historique et commerciale.
Renault, «créateur d’automobile», est aussi collectionneur d’art, et cela bien avant que la marque n’use de ce slogan. L’histoire commence en 1967, lorsque Claude-Louis Renard, chargé des relations avec le personnel et proche d’André Malraux, lance un projet d’envergure : la création d’un service intitulé «Recherches, art et industrie». Ce dernier va donner à des artistes une aide technique, logistique, humaine ou financière pour qu’ils puissent créer des œuvres, tout en les informant sur les possibilités et les contraintes du monde économique. Pas question, comme le fera David Rockefeller pour la Chase Manhattan Bank deux ans plus tard, de se contenter de commander à Jean Dubuffet des arbres à planter devant un building. Chez Renault, les artistes font corps avec l’entreprise, utilisant comme Arman ou César des éléments mécaniques ou travaillant, comme Dubuffet, avec l’assistance technique du constructeur. Aux noms déjà cités il convient d’ajouter, entre autres, ceux de Victor Vasarely, Jean Tinguely, Jesus Rafael Soto, Alain Jacquet, Jean-Michel Sanejouand, Jean-Pierre Raynaud, Nicolas Schöffer ou encore Pol Bury et Erró. Tous ne figurent cependant pas dans la collection, car, jusqu’en 1975, les artistes restent propriétaires de toutes les pièces qu’ils créent au sein de l’entreprise.
En prise avec le marché
L’histoire de la constitution de la collection peut être scindée en plusieurs périodes. La première, de 1967 à 1973, est celle de toutes les expérimentations. Entre 1973 et 1975, avec la construction du siège du Point-du-Jour, des œuvres sont commandées pour être intégrées au bâtiment. Vasarely et son fils Yvaral redessinent alors le logo de la marque, un graphisme utilisé jusqu’en 1992. Entre 1975 et 1985, malgré le procès avec Dubuffet (voir l’interview d’Ann Hindry), les activités de Recherches, art et industrie se poursuivent. L’aventure prend fin en 1985 en raison des résultats économiques désastreux enregistrés par la Régie. Hormis les œuvres intégrées à l’architecture, toute la collection est mise en caisses avant de réapparaître en 1996. Ann Hindry, conservatrice de la collection Renault depuis cette date, la définit ainsi : «Il ne s’agit pas d’une collection d’art contemporain, mais d’art moderne historique.» Traditionnellement, le marché des ventes aux enchères fait débuter l’art contemporain au début des années 1960, soit en France avec l’apparition du nouveau réalisme. Avec la disparition de nombre d’artistes emblématiques des années 1960, la redéfinition et la réévaluation des œuvres créées à cette époque est à l’ordre du jour. Les artistes n’étant pas les seuls à mourir, la dispersion de plusieurs collections a permis à des pièces dites «historiques» de se frotter au marché. La vente en décembre 2005 chez Artcurial de la succession de celui qui fut à l’origine de l’aventure Renault, Claude-Louis Renard, donne le ton. Elle récoltait 3,62 M€, tous les lots trouvant preneur. Le total représentait 241 % des estimations basses. La Lame aux spirales de Jean Tinguely, de 1986, culminait à 207 850 €, et la Bibliothèque d’Alexandrie, de 1968 d’Arman, une inclusion de violons calcinés, partait à 184 980 €. Pour l’Accumulation Renault no 140, il fallait débourser 24 660 € sur une estimation haute de 8 000. Le plus haut prix enregistré par une accumulation Renault d’Arman, 141 530 €, l’a été en juin 2005, toujours chez Artcurial (voir reproduction). Selon Martin Guesnet, spécialiste en art contemporain de cette maison de ventes, «le marché international se rend compte que le nouveau réalisme est un mouvement majeur de l’après-guerre. La cote des pièces historiques d’Arman est revue à la hausse». Alexandre Carel, spécialiste en art contemporain chez Christie’s renchérit : «Le marché va distinguer les pièces importantes des années pionnières des autres plus tardives, comme par le passé il a fait la différence entre un Vlaminck fauve et un Vlaminck des années 1930. Mais il faut du temps.» Arman et le nouveau réalisme ne sont pas les seuls artistes de l’écurie Renault à voir leur cote s’envoler. «En deux ans, les prix de Soto ont triplé», remarque Martin Guesnet : «Impossible maintenant de trouver une œuvre intéressante à 20 000 ou 30 000 €, comme c’était le cas auparavant. Il est très recherché par le marché latino-américain, de plus en plus actif.» Même constat de Grégoire Billault, spécialiste en art contemporain chez Sotheby’s, concernant Vasarely : «Il était quasi invendable il y a dix ans. Maintenant, certaines œuvres dépassent la barre des 300 000 €.» À propos de la collection Renault, il remarque : «Les choix faits à l’époque étaient cohérents et pertinents. De plus, l’entreprise n’a heureusement rien vendu. Elle est maintenant à la tête d’un ensemble dont la valeur, tant artistique que financière, est de tout premier plan.» La valorisation de la collection Renault est d’autant plus facile à réaliser que, contrairement à d’autres collections d’entreprise, sa constitution ne s’est accompagnée d’aucune clause de monopole. Bilan : des œuvres dûment estampillées Renault circulent aujourd’hui sur le marché.
À l’heure où les collections et les fondations d’entreprise sont sous les feux de l’actualité, voilà un exemple pouvant être médité. Louis Vuitton se lance dans l’aventure, sous la houlette de Bernard Arnault, président-directeur général de LVMH, sous la forme d’une fondation qui va s’installer à Paris à l’horizon 2009-2010. À côté, la fondation Cartier, créée en 1984, fait figure de douairière, ses «Soirées nomades» représentant pour Grégoire Billault une «véritable pépinière de talents». Ce dernier estime également comme exemplaire l’action menée depuis dix-huit ans par Lhoist en Belgique, leader mondial de la production de chaux et de dolomie. Il s’agit, comme pour Renault, d’une collection d’entreprise. L’un de ses buts, à travers notamment la photographie, est de permettre aux employés de ce groupe international de se rencontrer. Depuis deux ans, la Société générale, avec Martin Guesnet comme conseil artistique, entre autres, a relancé sa collection : «Si les achats des entreprises et des fondations se réalisent dans les galeries ou directement auprès des artistes, la revente peut s’effectuer par le biais des enchères», note ce dernier. La maison Cornette de Saint Cyr a ainsi vendu en octobre 2005 et en avril 2006 trente œuvres provenant de la fondation Veranneman pour 2 186 020 €. La Jaguar d’Emiel Veranneman, compressée par César (voir reproduction), remportait un record mondial pour une compression de l’artiste.