Un buste du philosophe des Lumières, signé par Houdon en 1778, sera proposé aux enchères le 31 janvier à Drouot. À Oxford, une fondation travaille depuis cinquante ans à la publication de ses œuvres complètes.
Dans une maison victorienne d’Oxford, une réplique de ce buste de Voltaire, sculpté l’année de sa mort, surveille d’un regard légèrement ironique une poignée de chercheurs auxquels l’auteur des «lettres anglaises» a légué une mission qui paraît relever de l’impossible : étudier et publier l’intégralité de ses écrits. Il faudra compter plus de deux cents volumes pour contenir la production du plus insatiable graphomane de tous les temps. Après cinquante années de travail, il en reste une vingtaine à publier d’ici 2020 si la fondation Voltaire parvient à trouver les fonds nécessaires. Par la suite, elle compte aborder la numérisation de cet ensemble, qui lui permettrait d’intégrer plus facilement les enrichissements et de partager les fruits de cette recherche avec un public bien plus large. L’entreprise est digne de l’héritage d’un des premiers penseurs de l’idée européenne : l’ironie de l’histoire a voulu que cette publication, en français, soit conduite au cœur de cette Angleterre dont il admirait par contrepoint le libéralisme. Elle est due à la vie agitée d’un lettré excentrique, Theodore Besterman (voir p. 161), qui a légué ses archives à l’université d’Oxford ; à charge pour elle d’édifier ce temple littéraire. Chaleureux, doté d’une finesse d’esprit et d’un humour très voltairiens, le professeur Nicholas Cronk, qui dirige la fondation depuis 1998, nous a reçu dans cette résidence sise au 99 Banbury Road. L’idée de publier la première édition fiable de cette immense production a été proposée à Besterman en 1967, par William Barber et Owen Taylor, lors du deuxième Congrès international sur les Lumières, à l’université de St Andrews, en Écosse. Jeroom Vercruysse, de l’université libre de Bruxelles, a raconté comment, un peu plus tard, René Pomeau l’avait invité, avec d’autres éminents voltairiens, au Reform Club de Londres, où Besterman leur proposa de remplacer «l’édition Moland» du XIXe siècle (la 37e depuis la mort de Voltaire, lui-même ayant alimenté plusieurs éditions complètes), en proposant d’y intégrer les cinquante volumes de la correspondance. Née en 1968, la fondation fit paraître La Henriade avant les chants de La Pucelle d’Orléans, la satire qui valut à l’auteur les foudres de la censure, consacrée à cette Jeanne dont «le plus grand [des] rares travaux fut de garder un an son pucelage». Très vite, ce cercle d’addicts de Voltaire comprit qu’il lui fallait s’entourer des érudits du monde entier. En 1980, la fondation recensait cent vingt collaborateurs dans treize pays. Mais dans les vingt ans qui suivirent, elle ne publia que dix-neuf volumes. Appelé pour la remettre sur les rails, Nicholas Cronk a calculé qu’il faudrait plus d’un siècle à ce rythme pour en achever la mission. Aujourd’hui, elle en édite six par an, le dernier ayant été notamment permis par un don de Vincent Meyer, collectionneur, musicien et mécène à la discrétion exemplaire. Besterman, qui n’avait pas oublié son passé d’éditeur, avait lui-même choisi le meilleur de la reliure et du papier filigrané, devenus de nos jours des raretés.
L’énigme voltairienne
Comme le raconte John Renwick, qui fut très tôt associé à la fondation comme «jeune collègue de Cambridge», il apparut nécessaire de publier une édition contenant un large appareil critique. «Quel écrivain était Voltaire ? Il est très difficile de répondre à cette question, expose le professeur Cronk. Contrairement à certains, comme Montesquieu, pour lesquels il suffit de se fonder sur les manuscrits originaux, sa production est beaucoup plus complexe à aborder. Il existe peu d’autographes, mais une quantité de publications, à commencer par celles de son vivant, qui diffèrent entre elles. Il est pratiquement impossible de définir une version autorisée dès lors que l’auteur lui-même livrait des variantes à différents éditeurs. Ceux-ci ne conservaient pas ses manuscrits, qu’ils mélangeaient à leur guise. Au XIXe siècle, ses textes ont été beaucoup recopiés, sans que personne ne revienne aux sources.» Il fallut aussi compter avec les effets de la censure et les inédits. La fondation a enrichi l’étude des échanges de courriers et autres écrits de ses contemporains. Micromegas a été revu à la lumière des informations scientifiques de l’époque. Elle a dû également établir une série de critères déterminant la version de référence ou les adaptations de l’orthographe. Par-dessus tout, elle a rompu avec le classement par genres (les contes, les tragédies, etc.) pour retenir l’ordre chronologique. Ce choix fondamental a conduit à une nouvelle vision de son œuvre, en faisant ressortir des échos inattendus entre une pièce de théâtre, une épître et des libelles rédigés dans l’esprit du moment. Ces Œuvres complètes font ainsi sortir Voltaire de son image de conteur et de metteur en scène, qu’il avait lui-même contribué à édifier, pour «s’attacher à l’évolution de sa pensée, en mettant l’accent sur le contenu du propos plutôt que sur la forme littéraire», selon les termes de John Renwick. La nouvelle édition souligne aussi les correspondances avec les événements historiques. Voltaire reprit ainsi son Dictionnaire philosophique après l’exécution du chevalier de La Barre, remaniant des articles et en ajoutant d’autres.
Radicalité
On y retrouve l’écrivain à son meilleur, ou à son pire, quand il exprime sa rancœur envers certains confrères. Il est un pamphlétaire, qui se sert d’un humour acide comme d’une arme et tient l’Église en détestation (ses relations plus compliquées avec Dieu furent étudiées par René Pomeau en son temps). Il devise de tout et de rien, se livrant à l’article «Prépuce» à une réflexion sur la circoncision : «Il y a un peu de superstition dans cette piété mal entendue…» Comme le reconnaît Nicholas Cronk, il n’est pas le plus original des penseurs des Lumières. Cesare Beccaria avait dénoncé la justice expéditive et la torture avant lui. Diderot, et même Rousseau, font montre de plus de vivacité. Il a tendance à se répéter (il le dit lui-même). Nicholas Cronk explique ce défaut par le changement intervenu après sa campagne contre la condamnation à mort de Jean Calas en 1762. «Voltaire est devenu une vraie célébrité. Il avait une marque à défendre. Il lui fallut alors s’adresser à un public plus large, ce qui impliquait de reprendre et resserrer sa pensée.» Il confiait ainsi à D’Alembert : jamais les gros volumes «ne feront de révolution, ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre». Mais, à partir de ses combats contre l’intolérance, il sut «créer un véritable mouvement de la pensée européenne ce qui était très moderne». «Il fut ainsi le plus radical de tous, car il convoquait le lecteur face à lui ; une idée qui prend une résonance particulière en nos temps de réseaux sociaux. En ce sens, il est bien le plus grand des penseurs des Lumières.»