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Quand les Anglais publient Voltaire

Publié le , par Vincent Noce

Un buste du philosophe des Lumières, signé par Houdon en 1778, sera proposé aux enchères le 31 janvier à Drouot. À Oxford, une fondation travaille depuis cinquante ans à la publication de ses œuvres complètes.

Jean Huber (1721-1786), La Sainte Cène du Patriarche, huile sur toile où l’on reconnaît... Quand les Anglais publient Voltaire
Jean Huber (1721-1786), La Sainte Cène du Patriarche, huile sur toile où l’on reconnaît autour de Voltaire ses proches, notamment D’Alembert, La Harpe, le peintre ou encore Sophie d’Houdetot.
© Voltaire Foundation, University of Oxford

Dans une maison victorienne d’Oxford, une réplique de ce buste de Voltaire, sculpté l’année de sa mort, surveille d’un regard légèrement ironique une poignée de chercheurs auxquels l’auteur des «lettres anglaises» a légué une mission qui paraît relever de l’impossible : étudier et publier l’intégralité de ses écrits. Il faudra compter plus de deux cents volumes pour contenir la production du plus insatiable graphomane de tous les temps. Après cinquante années de travail, il en reste une vingtaine à publier d’ici 2020  si la fondation Voltaire parvient à trouver les fonds nécessaires. Par la suite, elle compte aborder la numérisation de cet ensemble, qui lui permettrait d’intégrer plus facilement les enrichissements et de partager les fruits de cette recherche avec un public bien plus large. L’entreprise est digne de l’héritage d’un des premiers penseurs de l’idée européenne : l’ironie de l’histoire a voulu que cette publication, en français, soit conduite au cœur de cette Angleterre dont il admirait par contrepoint le libéralisme. Elle est due à la vie agitée d’un lettré excentrique, Theodore Besterman (voir p. 161), qui a légué ses archives à l’université d’Oxford ; à charge pour elle d’édifier ce temple littéraire.  Chaleureux, doté d’une finesse d’esprit et d’un humour très voltairiens, le professeur Nicholas Cronk, qui dirige la fondation depuis 1998, nous a reçu dans cette résidence sise au 99 Banbury Road. L’idée de publier la première édition fiable de cette immense production a été proposée à Besterman en 1967, par William Barber et Owen Taylor, lors du deuxième Congrès international sur les Lumières, à l’université de St Andrews, en Écosse. Jeroom Vercruysse, de l’université libre de Bruxelles, a raconté comment, un peu plus tard, René Pomeau l’avait invité, avec d’autres éminents voltairiens, au Reform Club de Londres, où Besterman leur proposa de remplacer «l’édition Moland» du XIXe siècle (la 37e depuis la mort de Voltaire, lui-même ayant alimenté plusieurs éditions complètes), en proposant d’y intégrer les cinquante volumes de la correspondance. Née en 1968, la fondation fit paraître La Henriade avant les chants de La Pucelle d’Orléans, la satire qui valut à l’auteur les foudres de la censure, consacrée à cette Jeanne dont «le plus grand [des] rares travaux fut de garder un an son pucelage». Très vite, ce cercle d’addicts de Voltaire comprit qu’il lui fallait s’entourer des érudits du monde entier. En 1980, la fondation recensait cent vingt collaborateurs dans treize pays. Mais dans les vingt ans qui suivirent, elle ne publia que dix-neuf volumes. Appelé pour la remettre sur les rails, Nicholas Cronk a calculé qu’il faudrait plus d’un siècle à ce rythme pour en achever la mission. Aujourd’hui, elle en édite six par an, le dernier ayant été notamment permis par un don de Vincent Meyer, collectionneur, musicien et mécène à la discrétion exemplaire. Besterman, qui n’avait pas oublié son passé d’éditeur, avait lui-même choisi le meilleur de la reliure et du papier filigrané, devenus de nos jours des raretés.
 

La résidence de la fondation à Oxford.
La résidence de la fondation à Oxford. © Voltaire Foundation, University of Oxford

L’énigme voltairienne
Comme le raconte John Renwick, qui fut très tôt associé à la fondation comme «jeune collègue de Cambridge», il apparut nécessaire de publier une édition contenant un large appareil critique. «Quel écrivain était Voltaire ? Il est très difficile de répondre à cette question, expose le professeur Cronk. Contrairement à certains, comme Montesquieu, pour lesquels il suffit de se fonder sur les manuscrits originaux, sa production est beaucoup plus complexe à aborder. Il existe peu d’autographes, mais une quantité de publications, à commencer par celles de son vivant, qui diffèrent entre elles. Il est pratiquement impossible de définir une version autorisée dès lors que l’auteur lui-même livrait des variantes à différents éditeurs. Ceux-ci ne conservaient pas ses manuscrits, qu’ils mélangeaient à leur guise. Au XIXe siècle, ses textes ont été beaucoup recopiés, sans que personne ne revienne aux sources.» Il fallut aussi compter avec les effets de la censure et les inédits. La fondation a enrichi l’étude des échanges de courriers et autres écrits de ses contemporains. Micromegas a été revu à la lumière des informations scientifiques de l’époque. Elle a dû également établir une série de critères déterminant la version de référence ou les adaptations de l’orthographe. Par-dessus tout, elle a rompu avec le classement par genres (les contes, les tragédies, etc.) pour retenir l’ordre chronologique. Ce choix fondamental a conduit à une nouvelle vision de son œuvre, en faisant ressortir des échos inattendus entre une pièce de théâtre, une épître et des libelles rédigés dans l’esprit du moment. Ces Œuvres complètes font ainsi sortir Voltaire de son image de conteur et de metteur en scène, qu’il avait lui-même contribué à édifier, pour «s’attacher à l’évolution de sa pensée, en mettant l’accent sur le contenu du propos plutôt que sur la forme littéraire», selon les termes de John Renwick. La nouvelle édition souligne aussi les correspondances avec les événements historiques. Voltaire reprit ainsi son Dictionnaire philosophique après l’exécution du chevalier de La Barre, remaniant des articles et en ajoutant d’autres.

 

Les Œuvres complètes publiées de Voltaire.
Les Œuvres complètes publiées de Voltaire. © Voltaire Foundation, University of Oxford

Radicalité
On y retrouve l’écrivain à son meilleur, ou à son pire, quand il exprime sa rancœur envers certains confrères. Il est un pamphlétaire, qui se sert d’un humour acide comme d’une arme et tient l’Église en détestation (ses relations plus compliquées avec Dieu furent étudiées par René Pomeau en son temps). Il devise de tout et de rien, se livrant à l’article «Prépuce» à une réflexion sur la circoncision : «Il y a un peu de superstition dans cette piété mal entendue…» Comme le reconnaît Nicholas Cronk, il n’est pas le plus original des penseurs des Lumières. Cesare Beccaria avait dénoncé la justice expéditive et la torture avant lui. Diderot, et même Rousseau, font montre de plus de vivacité. Il a tendance à se répéter (il le dit lui-même). Nicholas Cronk explique ce défaut par le changement intervenu après sa campagne contre la condamnation à mort de Jean Calas en 1762. «Voltaire est devenu une vraie célébrité. Il avait une marque à défendre. Il lui fallut alors s’adresser à un public plus large, ce qui impliquait de reprendre et resserrer sa pensée.» Il confiait ainsi à D’Alembert : jamais les gros volumes «ne feront de révolution, ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre». Mais, à partir de ses combats contre l’intolérance, il sut «créer un véritable mouvement de la pensée européenne  ce qui était très moderne». «Il fut ainsi le plus radical de tous, car il convoquait le lecteur face à lui ; une idée qui prend une résonance particulière en nos temps de réseaux sociaux. En ce sens, il est bien le plus grand des penseurs des Lumières.» 

Il est pratiquement impossible de définir une version autorisée dès lors que l’auteur lui-même livrait des variantes à différents éditeurs.

Dominique Vivant Denon (1747-1825), d’après Jean Huber, Trente-cinq études de têtes de Voltaire âgé de 81 ans, vers 1780, d’après des dessins vers 177
Dominique Vivant Denon (1747-1825), d’après Jean Huber, Trente-cinq études de têtes de Voltaire âgé de 81 ans, vers 1780, d’après des dessins vers 1775. © Voltaire Foundation, University of Oxford

THEODORE BESTERMAN
L'HOMME DE BIEN


Il fut prénommé Theodore, Deodatus, Nathaniel, «le don de Dieu» en grec, latin et hébreu. Avec un tel bagage, il n’est pas étonnant que Theodore Besterman, qui a donné naissance à la fondation Voltaire, soit une personne sortant du commun.


Fils d’un diamantaire polonais installé à Londres, il est né à Lodz en 1904. Le livre se trouve au cœur de sa vie. Il prétendait que, dans son enfance, sa mère l’envoyait s’instruire à la librairie du British Museum, muni d’une pomme pour tout déjeuner. Ce savant s’intéressa aux phénomènes paranormaux, sillonnant les Amériques en vue d’étudier les magnétiseurs pour la Psychic Research Society. Il fut aussi l’un des responsables de la Folklore Society, créée à la fin du XIXe siècle, spécialisée dans la culture vernaculaire. En 1938, il se lança dans l’édition, se vantant d’être le seul à réaliser l’ensemble des tâches dans sa maison de Londres, de la maquette à la reliure. Il embaucha des maîtres de l’art comme le typographe Vivian Ridler, qui allait diriger après-guerre l’Oxford University Press, et Berthold Wolpe, qui mit en page son recueil de la Magna Carta et «autres textes fondateurs des libertés anglaises», tiré en 256 exemplaires.
 
  
  © Voltaire Foundation, University of Oxford

Bibliographie systématique
Deux ans plus tard, une bombe allemande mit fin à l’imprimerie de Guyon House. Au même moment, il se frotta à la politique, mais son esprit s’accommoda assez mal des convenances de cet exercice. Candidat travailliste dans un bastion conservateur, sans doute énervé par la question d’un journaliste qui lui demandait comment il nourrissait son setter irlandais, il lui répondit : «du foie gras et du caviar, bien sûr». Le titre dans la gazette mit un terme à ses ambitions socialistes. Pour les chercheurs, il est le père de la bibliographie systématique du XXe siècle. Après-guerre, il s’est plongé dans l’histoire de ces recensions depuis leur apparition au XVIe siècle. Il rejoignit Julian Huxley parti à Paris présider à la naissance de l’Unesco, qu’il voyait comme le foyer d’une résurgence de l’humanisme et où il rêvait de publier la bibliographie de toutes les bibliographies du monde. Ce penchant déjà sérieux pour la compilation ne fit que s’aggraver quand il se tourna vers Voltaire. Aux débuts des années cinquante, il acquit la villa que l’écrivain avait surnommée «Les Délices» lors de son bref séjour à Genève pour y créer le musée Voltaire, doublé d’un Institut de recherche, dont il s’autoproclama directeur. Il allait en faire le centre de référence des études sur le philosophe, entamant la publication des 21 000 lettres envoyées à plus de 1 400 correspondants, parfois rédigées en italien ou plus rarement en anglais. Cette correspondance occupa cent huit volumes de 1953 à 1964, avant l’attaque d’une seconde édition révisée, «définitive» selon son mot, de 1968 à 1977. En 1955, il publia la première des Studies on Voltaire, qui compte désormais plus de 500 publications.
De genève à oxford
En 1963, il donna naissance à la Société internationale de l’étude du XVIIIe siècle, qui s’est diffusée en une trentaine de branches nationales se réunissant tous les quatre ans. Tout ce travail, comme il l’a lui-même souligné dans ses récriminations auprès d’une administration suisse avaricieuse (si l’on peut se permettre ce redoublement d’euphémisme), il le réalisa pratiquement seul et sans moyens. Les relations parvinrent au point de rupture quand il se résigna à mettre en vente chez Sotheby’s une partie de la bibliothèque qu’il avait constituée. La municipalité lança un procès en restitution, qu’elle remporta.  Besterman n’était pas homme à se résigner. Grâce à d’habiles opérations en Bourse, il acquit une fortune suffisante pour reprendre son projet, mais cette fois en Angleterre, sous le nom de Voltaire Foundation. Il partageait son temps entre un appartement luxueux à Pall Mall et sa résidence de campagne près de Banbury, opportunément située non loin d’Oxford, dont il fit le quartier général des études voltairiennes. Il avait appelé son chien des Pyrénées Jean-Jacques pour avoir le plaisir, disait-il, de «le rappeler à l’ordre»  ce qui ne pouvait manquer de faire sourire ses convives connaissant la rivalité féroce que cultivait l’écrivain de Ferney envers Rousseau. Il y entretenait un couple de cygnes noirs, n’hésitant pas à appeler le président de l’université d’Oxford ou de la société ornithologique royale quand le mâle se blessa, pour qu’ils lui trouvent sur le champ un spécialiste capable de le soigner. Certains s’émurent de son identification avec le grand auteur, lui-même n’hésitant pas à rappeler qu’il avait passé une dizaine d’années à Genève, à travailler dans sa maison, lire dans sa bibliothèque et coucher dans son lit. Amateur de cigares et de grands crus, ami d’artistes comme Jacob Epstein, il collectionnait les femmes et les œuvres d’art. Sa collection d’aquarelles de Constable, Turner et Reynolds fut dispersée par Sotheby’s après que le don en fut refusé parce qu’il était assorti de la condition de bénéficier d’une galerie à Somerset House ou la Dulwich Gallery. À sa mort en 1976, il légua une jolie somme à l’université d’Oxford ; à charge pour elle d’abriter la fondation et d’achever l’édition des Œuvres complètes de Voltaire. Sa veuve obtint en 1981 un jugement qui enrichit la jurisprudence, lui permettant de récupérer une partie de l’héritage. Dans sa biographie publiée en 2010 par Giles Barber, celui-ci ne manque pas de relever la complexité d’un personnage qui pouvait se montrer aussi méticuleux dans ses recherches que fantaisiste dans la vie. Il avait ainsi la coquetterie de prétendre qu’il était natif du Yorkshire et qu’il avait suivi ses études dans un prestigieux collège d’Oxford, où personne n’a retrouvé son inscription. À ce séducteur aux faiblesses d’un libertin, il sera cependant beaucoup pardonné. 
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