Comme ces séries qui s’éternisent, le feuilleton préféré du marché de l’art ne connaît pas de pause. La guerre lancée par Dimitri Rybolovlev il y a sept ans à l’encontre d’Yves Bouvier connaît un nouveau rebondissement avec un jugement rendu à New York dans le contentieux qui l’oppose à Sotheby’s. L’entrepreneur suisse n’est pas partie prenante de ce procès qui confronte le propriétaire de l’AS Monaco à la maison de ventes. Dimitri Rybolovlev l’accuse d’avoir «concouru à l’escroquerie» dont il se considère victime, notamment en cédant, de la main à la main, treize œuvres à Yves Bouvier que celui-ci a immédiatement revendues à son client russe en prélevant au passage des bénéfices mirobolants. Sotheby’s affirme n’avoir rien su de ces transactions et n’avoir rien fait pour faciliter les affaires d’Yves Bouvier. Chacun des deux protagonistes peut crier (semi-) victoire. Le juge new-yorkais a retenu cinq opérations pour lesquelles les soupçons sont suffisamment étayés pour justifier un procès, devant un jury populaire. Il en a écarté onze, estimant que les éléments n’étaient pas probants. Compte tenu des frais encourus (qui se chiffrent en millions de dollars), mais aussi des «dégâts potentiels» à l’image des adversaires, le juge a ouvert une médiation à laquelle les deux parties se sont pliées de plus ou moins bonne grâce. Les détails des 76 pages de cette décision sont croustillants. Sotheby’s ne conteste pas qu’il ait pu y avoir escroquerie. Le juge part du même principe, mais il resterait à prouver que la multinationale était au courant. Il ne fait pas de doute qu’elle entretenait une relation privilégiée avec Yves Bouvier. En dix ans, elle a enregistré pas moins de 800 transactions avec lui.
En 2011, Sam Valette, responsable des ventes privées, a signé la cession pour 62 M$ d’un Picasso. Le même jour, Yves Bouvier l’a revendu à Rybolovlev pour 107,5 M$. Ce scénario s’est répété à douze reprises. À chaque fois, l’entrepreneur suisse assurait à son client monégasque qu’il menait d’âpres marchandages avec le vendeur pour faire baisser les prix. En fait, constate le juge new-yorkais, «il n’y a jamais eu de négociation». Yves Bouvier se prenait jusqu’à 20 M$ de bénéfice en quelques jours, voire en quelques heures, le summum étant les 45 M$ empochés en une journée sur le Salvator Mundi de Vinci. Il a toujours proclamé qu’il en avait le droit, agissant non comme un agent mais comme un marchand, libre de fixer son bénéfice, et, sur ce point, le juge trouve ses arguments recevables. Si Sotheby’s se retrouve en difficulté, c’est parce que le magistrat estime que, en certains cas, il y a suffisamment d’éléments pour soupçonner Sam Valette «d’avoir été au courant des manipulations de prix qui fondaient le système de Bouvier». Parfois, «les indices laissent penser que Valette a ajusté ses estimations pour arranger Bouvier, avant qu’il ne revende les œuvres». Le responsable de Sotheby’s a aussi apporté, avant la vente, le Salvator Mundi à la demande de Bouvier dans le penthouse de Rybolovlev. Il prétend qu’il n’avait aucune idée d’où il se trouvait et qui pouvait être le propriétaire de cet appartement, alors le plus cher de Manhattan (heureusement, ce tableau ne s'est pas perdu en chemin). Ultérieurement, Valette a aussi systématiquement omis les acquisitions de Bouvier quand il devait établir une provenance pour une évaluation d’assurance ou une vente aux enchères. Le juge lui fait ainsi reproche d’avoir «intentionnellement omis» cette information dans le catalogue de vente d’une tête sculptée par Modigliani. Pour Sotheby’s, c’est méconnaître les mécanismes du marché de l’art, qui impliquent en toute légalité de protéger l’anonymat des clients. Son accusateur y voit une preuve, parmi d’autres, de complicité de fraude. Autant dire que ce point sera regardé de près par les maisons de ventes si, un jour, s’ouvre un procès aussi spectaculaire.
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