Quand deux artistes hors du commun, comme le peintre de Java et l’écrivain russe, sont réunis, cela donne ce portrait plein de vie bien que... posthume. Une toile qui pourrait bientôt susciter une nouvelle victoire pour l’Indonésien, habitué aux records.
Il y a un an, Raden Saleh, père de l’école de peinture indonésienne, avait fait la une avec l’enchère pharaonique prononcée sur sa Chasse au taureau sauvage (voir notre Florilège régions page 98) : pas moins de 8 640 000 €, enregistrés par Jack-Philippe Ruellan à Vannes. Ce qui devait en faire l’œuvre la plus chère vendue par une maison française pour l’année 2018, et constituer un record absolu pour le très prisé artiste. Proposé le 26 janvier prochain par le même opérateur, un Portrait présumé d’Alexandre Pouchkine, signé par le peintre au parcours international, connaîtra-t-il une semblable ascension ? Né dans une famille de notables sur l’île de Java, alors colonie néerlandaise, Saleh s’embarque pour l’Europe en 1829, et arrive à La Haye à l’âge de 28 ans. Il y approfondit sa pratique picturale auprès des maîtres Cornelis Kruseman et Andreas Schelfhout. En 1839, il part pour un voyage d’études en Allemagne, et s’installe à Dresde, où, séduit, il demeurera jusqu’en 1845. C’est donc lors du séjour saxon qu’il réalise ce portrait, daté de 1841, où l’on reconnaît, avec peu d’hésitation, le visage du grand romancier et poète. À cette date, celui-ci est mort depuis quatre ans, et Saleh a pu s’inspirer des peintures et gravures ayant alors largement diffusé son image. À défaut d’archives, on ne saura pas s’il s’agit d’une simple démarche personnelle ou d’une commande passée par un admirateur de l’écrivain. Ce qui est sûr, c’est que la mort très romanesque de ce dernier, survenue lors d’un duel avec un officier français, le baron Georges d’Anthès, soupçonné d’avoir eu une relation avec son épouse, avait défrayé la chronique.
Un nouveau style plus romantique
Alexandre Sergueïevitch Pouchkine (1799-1837) a renouvelé la littérature de son pays par ses contes et ses nouvelles, dont la fantastique Dame de pique (1834) ou son roman en vers Eugène Onéguine (1825-1831) tous deux devenus plus tard des opéras à succès sous la plume de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Trop révolutionnaire pour son temps, l’auteur sera exilé à plusieurs reprises par le tsar Alexandre Ier. Sur notre toile, on reconnaît ses traits si caractéristiques, et son teint mat, hérité d’un aïeul africain Abraham Hannibal, devenu général en chef à la cour impériale russe. Pour s’en persuader, il suffit de la comparer à des portraits contemporains de l’écrivain, comme ceux peints par Vassili Tropinine (conservé au musée Pouchkine de Moscou) ou par Oreste Kiprensky (galerie Tretiakov, dans la même ville). Quant au style de l’œuvre, il témoigne d’un changement radical de technique initié par Raden Saleh en Allemagne. Délaissant la manière néoclassique et académique qu’il avait acquise durant ses années d’apprentissage en Hollande, il adopte lors du séjour dresdois, qui s’étend de fin 1839 à janvier 1845, une manière plus romantique, usant d’une touche énergique et d’un modelé assez fondu. Il joue aussi avec de forts empâtements visibles sur le front et la chemise blanche , tandis que la pose gagne en naturel, un bras passé derrière le dossier de la chaise. Admirateur d’Eugène Delacroix et de l’école française des années 1830, Saleh a su ici en retranscrire tous les préceptes novateurs.