Les records exponentiels de l’art chinois, indien ou russe font le bonheur des maisons de vente et annoncent une reconfiguration de la carte internationale du marché.
Qui ose encore prendre des paris sur le prix d’une jarre Yuan ou sur la cote de Syed-Haider Raza ? Pour la première comme pour le second, il faut désormais parler en millions d’euros. Si Paris, Londres ou New York restent les places privilégiées de ces enchères record, Hong Kong, Singapour et même Moscou montent en puissance, annonçant sans doute des changements dans le paysage du marché de l’art international. Car si d’un point de vue eurocentriste, la seconde moitié du XXe siècle a vu le centre de gravité de ce dernier se déplacer vers l’ouest, c’est au contraire vers l’est qu’au XXIe siècle la balance risque de s’incliner. Et cela sans doute rapidement. En effet, la passation des pouvoirs de Paris à New York s’est réalisée de manière graduée, sur presque un siècle : entre l’émergence des grands collectionneurs du gilded age (1878-1917) et le rachat par Sotheby’s de Parke Bernett en 1964, qui, rappelons-le, a donné le coup d’envoi de la montée en puissance des maisons de ventes anglo-saxonnes. Dans ce laps de temps, New York a culturellement préparé le terrain en volant l’idée d’art moderne à Paris (en référence au titre du livre de Serge Guibaut), l’immédiat après guerre voyant les avant-gardes dominantes fleurir plutôt au bord de l’Hudson que sur les rives de la Seine. L’expressionnisme abstrait et le pop art font autant partie du rouleau compresseur culturel américain qu’Hollywood, le rock’n roll ou Disneyland. En ce début du XXIe siècle, il aura fallu moins de dix ans pour voir émerger, de l’Amérique latine à l’Asie, des pays affichant des taux de croissance à deux chiffres, accompagnés de la constitution rapide de grandes fortunes et de l’apparition d’une classe moyenne. Ce phénomène s’accompagne d’une réappropriation culturelle d’une histoire souvent multimillénaire et de la valorisation de formes d’expressions contemporaines. Autant de facteurs qui ont une incidence directe sur la flambée des prix des oeuvres d’art. Autre signe des temps, cette année, la célèbre foire Tefaaf de Maastricht s’est ouverte avec succès au marché russe et asiatique.
Le géant chinois
Pour Jean François Susbielle, auteur d’un ouvrage paru en février, intitulé Chine-USA : la guerre programmée, jamais dans l’histoire l’émergence d’une puissance ne s’est faite de manière aussi rapide que celle de la Chine. Selon cet auteur, dès 2008, l’empire du Milieu va entrer en concurrence directe avec les grands pays producteurs de technologie de pointe et pourrait prétendre d’ici à cinq ans au titre de première puissance mondiale. En un an, les dix plus grosses fortunes du pays ont accru leur magot de huit milliards de dollars. Sur le marché de l’art, de la porcelaine du XIVe siècle à l’art contemporain, les prix flambent. Exemples : 4,16 M € pour une jarre Yuan à Drouot le 31 mars dernier (voir Gazette n° 14 2006, p. 29), une autre ayant décroché 27,7 M $ le 12 juillet 2002 chez Christie’s à New York, un record mondial absolu pour l’art asiatique. À Paris, Yan Pei Ming n’a de cesse de battre des records chez Cornette de Saint Cyr, 138 085 € le 8 octobre 2005 et 189 542 € deux mois plus tard (voir photo). Dispersés de par le monde aux XIXe et XXe siècles, les trésors de l’Empire sont maintenant pourchassés par les collectionneurs. Le moindre sceau impérial porté sur un objet provoque une flambée des enchères. 5,4 M € étaient ainsi atteints en novembre dernier chez Christie’s Paris sur un rouleau peint impériale vers 1748 portant le caractère «zhen» de l’empereur Qianlong. La chasse aux porcelaines blanc et bleu a, quant à elle, débuté en 2003, avec l’achat chez Doyle’s à New York de quatre pièces Ming par Xu Ximing, un homme d’affaires de la province de Zhejian. L’art contemporain chinois défraie également la chronique, poussant les maisons de ventes à s’y intéresser au plus près. À Paris, Artcurial annonce pour le 29 juin la première vente en Europe uniquement consacrée à l’art chinois moderne et contemporain, accompagnée de manifestations organisées à l’hôtel Dassault, notamment en présence de Chu Teh-Chun, dont la cote a littéralement explosée l’an passé. En juin 2005, Sotheby’s a ouvert à New York un département spécialisé en art contemporain asiatique. La vente inaugurale s’est tenue le 31 mars dernier. Elle enregistrait plus de 13 M $ de produit vendu. L’art chinois se vend aussi en Chine, Hong Kong ayant servi depuis plus de trente ans d’avant-poste. Sotheby’s y organise sa première vente en 1973, Christie’s en 1986. Aujourd’hui, Hong Kong est en passe de rafler à Paris sa troisième place mondiale. Chez Christie’s, l’an passé les ventes y ont augmenté de 45 %. En novembre 2005, Christie’s a organisé à Pékin sa première vente en Chine hors de Hong Kong, en collaboration avec une maison de ventes locale, Forever. 12,1 M$ ont été récoltés pour de l’art moderne et contemporain chinois. Ravenel, créé en 2000 à Taïpeï, organise aussi bien des ventes à Taïwan qu’à Singapour, la diaspora chinoise étant particulièrement présente dans le Sud-Est asiatique.
Le réveil indien
Signe de l’effervescence économique du pays, l’Inde compte plus de milliardaires que la Chine : 27 contre 10, dont le maintenant fameux Lakhmi Mittal, 5e plus grosse fortune mondiale. En 2004, il occupait la 62e place. L’art indien moderne et contemporain est en plein boom. En 2005, la place parisienne a vu la cote de Syed-Haider Raza passer chez Massol de 65 000 € le 16 mars à 267 158 € le 9 décembre. Cet artiste vient de franchir allègrement à New York, le 23 mars chez Sotheby’s, la barre du million de dollars, avec une acrylique sur toile de 1972 adjugée 1,47 M€. Où s’arrêtera-t-il ? Depuis le début de l’année, à Paris, Sakti Burman monte en flèche chez Millon & Associés : 24 066 € le 6 mars, 48 734 € le 22 mars... Un nouveau Raza ? Chez Christie’s, l’art indien est vendu à New York depuis 2000. La première vente a rapporté 650 000 $ et celle de septembre 2005 8,5 M$. Le seuil fatidique du million de dollars a été franchi pour la première fois par un artiste indien le 21 septembre dernier : 1,584 M$ pour une peinture de 1997 de Tyeb Mehta.
Le rêve russe
Il y eut un temps où le marché de l’art russe était dominé par les émigrés et par leurs descendants. La perestroïka étant passée par là, ce sont maintenant les «nouveaux riches» qui mènent les débats. Ils dépensent à tour de bras sur le marché international afin de meubler leurs résidences moscovites – la capitale russe est la troisième ville la plus chère au monde derrière Londres et Tokyo – et leurs différentes propriétés. Pour les nantis, l’argent coule à flots, trente-six milliardaires étant répertoriés par le magazine Forbes contre quatre en 1997. Cette année-là à Londres, Joanna Vickery prend la tête du département d’art russe chez Sotheby’s. Depuis, celui-ci a décuplé son activité, principalement soutenu par les acheteurs russes, très actifs sur le marché international. «Si la peinture reste extrêmement demandée depuis peu, on observe une montée en puissance des objets d’art. Et, comme pour la peinture, il faut que la qualité soit au rendez-vous», observe Joanna Vickery. En effet, ceux qui ont cru pouvoir vendre du clinquant à n’importe quel prix à ces nouvelles fortunes en sont pour leur frais. Les collectionneurs sont avertis et n’achètent pas à la légère, ce qu’ont également observés les participants des deux éditions de la Moscow Fine Art Fair. Le marché russe peut faire rêver : plus d’1 M£ pour Aivazosky en 2004 pour une vue de Saint Isaac (Christie’s, Londres) ou pour Korovin en 2005 avec Gurzuf en été (Sotheby’s, Londres), plus de 2 M £ pour Mashkov en décembre dernier (Sotheby’s, Londres) ; ou encore près de 4 M $ pour une paire de grands vases de la manufacture de Saint Pétersbourg vers 1825 (Sotheby’s New York). Les Russes ne se contentent pas d’acheter de l’art russe. Ils s’intéressent aussi aux bijoux, constituant jusqu’à un quart des acheteurs des ventes de prestige de Saint-Moritz. L’art moderne international les intéresse aussi. À Paris, chez Artcurial, le 5 décembre dernier, les acheteurs russes ont déboursé à eux seuls un total de 1,5 M€ dans une vente d’art moderne. «Des achats très réfléchis sur des oeuvres de qualité de Boldini, Foujita, Léger ou Renoir», indique Violaine de La Brosse Ferrand. Le marché intérieur russe se développe également, le plus grand opérateur de ventes aux enchères, Gelos, opérant depuis 1988. En 2005, on dénombrait pas loin de deux cents antiquaires et galeries à Moscou.
Et l’Amérique latine ?
Comment se porte l’Amérique latine du côté de ses élites économiques ? Pas trop mal. En un an, le Brésil a doublé le nombre de ses milliardaires (seize). Au Mexique, Carlos Slim Helua – il «pèse» 24 milliards de dollars – a réussi la performance d’accroître sa fortune de 10 milliards en un an ! Sera-t-il intéressé par l’autoportrait de Frida Kahlo proposé à New York le 24 mai prochain, assorti d’une estimation de 5 à 7 M$ ? Les ventes new-yorkaises d’art latino-américain, qui ont connu une baisse sensible, semblent repartir à la hausse. L’art précolombien, lui, n’arrive pas à décoller, à de rares exceptions près, comme lors de la vente de la collection Gérard Geiger à Paris chez Binoche. Une sculpture pucara remportait alors un record mondial à 912 000 €.