À Rouen, le maire socialiste a ranimé la flamme de sa campagne pour déplacer la statue équestre de Napoléon qui trône depuis un siècle et demi devant l’hôtel de ville et l’abbatiale Saint-Ouen. Tout un symbole : c’est une rupture du consensus qui se manifeste dans cette velléité de nier l’Histoire. Les habitants ont été invités à « statuer » par un vote, dont le résultat était attendu alors que ce numéro était sous presse. Quel qu’il soit, il ne peut qu’entériner la division des esprits. Le maire a suggéré un départ de l’Empereur dans une île, sans une once d’ironie. Il souhaiterait remplacer son effigie par celle de Gisèle Halimi, rompant la tradition provinciale de l’hommage aux personnalités locales, quand bien même leur talent est demeuré inconnu au plus grand nombre. Des « partisans de la vraie France » ont déjà lancé une pétition pour lui préférer Jeanne d’Arc ou Charlotte Corday. Le maire se serait évité bien des écueils s’il avait tout bonnement proposé une seconde statue sur la place, plus conforme à nos visions humanistes d’aujourd’hui. On peine à dessiner les linéaments de « l’idéation de la place », écrémée par un « panel de citoyens » sous influence d’Anne Hidalgo : œuvrant à la « renaturation » du parvis, les Rouennais sont appelés à « travailler la question de l’eau », envisager un « potager partagé », un « parcours des senteurs » et un « hôtel à insectes », ou encore une « street plaza pour les skateurs » – c’est ainsi que s’exprime désormais la ville de Flaubert. Il n’est pas surprenant qu’elle ait eu tant de mal à rendre hommage à l’auteur de Bouvard et Pécuchet. Pour puéril qu’il paraisse, il ne faut pas croire que ce conflit soit une nouveauté. Une étude sur la statuaire provinciale, publiée en 1995 dans La Revue d’histoire moderne et contemporaine par Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge, le rappelle : « Inauguration, centenaires, commémorations, déplacements, abandon, destruction sont le lot commun de la plupart des statues, signes tangibles des affrontements politiques, sociaux et culturels d’une cité. […] Chaque projet d’érection ou de déplacement de statue focalise le débat. Les diatribes se succèdent sur un mode bipolaire cléricaux/anticléricaux, républicains/contre-révolution. » En 1875, le général Gallifet partit à Dijon démolir le monument à la Résistance tout juste érigé par la municipalité.
En 1900, la veille de l’inauguration, la statue de Garibaldi fut couverte d’excréments, si bien que le maire socialiste menaça en représailles de déboulonner celle de saint Bernard de Clairvaux. À Rouen, les radicaux au pouvoir avaient déjà réclamé en 1881 la destruction de ce Napoléon, « œuvre malsaine et détestable d’un point de vue politique, nulle ou du moins fort contestée au point de vue artistique », proposant de la fondre pour ériger un monument à la République. Bonaparte survécut à cette bataille. En 1790, le décret de l’assemblée ordonnant « d’enlever toutes les statues, bas-reliefs et monuments en bronze, élevés sur les places publiques » prenait notamment pour cibles les statues équestres de Louis XIV sur les places royales. Celle de Lyon, détruite à la Révolution, fut rétablie à la Restauration. Plus tard, pour la protéger des menaces républicaines, il a été proposé de la baptiser « cheval de bronze ». À Montpellier, il fut envisagé de sauvegarder l’équidé comme symbole de la République. Après tout, lui n’a jamais fait de mal à personne. En Normandie, un conseiller suggéra aussi de garder la monture mais d’y jucher Armand Carrel à la place de Napoléon. En 1882, Le Nouvelliste de Rouen publia le courrier d’un lecteur aux initiales éloquentes, R.F., proposant de conserver le cheval, « qui est magnifique et qui n’a jamais manifesté aucune opinion politique »… mais ce choix n’a pas été soumis aux citadins.
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