Depuis son invention par les Anciens, le Spinario est omniprésent dans la statuaire occidentale. Cet adolescent se retirant une épine du pied a recueilli toutes les fortunes du monde. À Florence, Brunelleschi en a repris la figure dans son projet de porte pour le baptistère de San Giovanni. Il apparaît aussi sur la grande fontaine de Perugia. Tout le long du Moyen Âge, il s’est retrouvé sur les façades et chapiteaux des églises à travers l’Europe. Sa silhouette curviligne trouva son apogée dans la recherche formelle du maniérisme. Sa symbolique polysémique, jusqu’à sa caricature grotesque, déjà présente à l’époque hellénistique, a fondé le succès de cette contorsion. Aussi, dans le grand débat sur la reconstruction de Notre-Dame de Paris, en ces temps hautement participatifs, à l’image des bâtisseurs du XIIIe siècle, voudrions-nous apporter une contribution capable d’éclairer les temps futurs. Dans l’hypothèse d’une création contemporaine, plutôt que d’inventer une nouvelle flèche susceptible d’exciter les passions, le gouvernement devrait envisager de sculpter un Emmanuel Macron en athlète en train de se planter une épine dans le pied. L’image ne choquerait personne, y compris parmi ses partisans, et nous avons la conviction que la suggestion pourrait même rencontrer le succès si elle était soumise à référendum. Elle demeure conforme à l’histoire des cathédrales. Après tout, les gargouilles, qui sont devenues les emblèmes les plus populaires de l’édifice gothique, derrière lesquelles le difforme Quasimodo semble toujours prêt à surgir, ne sont-elles pas les inventions du XIXe romantique de Viollet-le-Duc ? Loger dans une niche la figure du maître d’œuvre ou de l’architecte est une tradition qui remonte au Moyen Âge, et c’est bien le moins que nous devons à notre intrépide président. Et qu’on y songe quelle leçon pour les générations à venir, riche à son tour d’interprétations sémantiques ! Cette idée inspirante nous est venue à l’écoute de l’audition embarrassée du ministre de la Culture au Sénat à propos de la loi d’exception. Déjà, Francesco Bandarin a lancé cet appel pressant dans The Art Newspaper : «fragilisé, le monument nécessite d’urgence des travaux de renforcement».
Il souligne que cet ensemble forme une «structure unitaire» qui appelle un projet global et ne peut être abordé par tranches comme le prévoit l’exécutif. Il recommande aussi de faire confiance aux institutions scientifiques et aux règles de procédure, que celui-ci cherche à écarter comme autant de gêneurs inutiles. Franck Riester a du reste confessé devant le Sénat que ce chantier servirait de test pour alléger le Code du patrimoine, que le monde nous envie. Lui-même architecte, Francesco Bandarin a été une bonne quinzaine d’années le patron du Patrimoine puis de la Culture à l’Unesco. Il s’appuie sur les travaux de Paolo Vannucci, professeur d’ingénierie mécanique à l’École d’architecture de Versailles. Un article, qu’il a signé avec trois collègues du CNRS, expose une modélisation de l’interaction complexe des structures qui a assuré pendant huit siècles la stabilité du monument, lui permettant, selon leurs calculs, de résister à des vents de 222 kilomètres/heure. Les destructions auraient fait perdre 60 % de cette résistance, si bien qu’il risquerait de s’effondrer sous la pression de vents violents approchant les 90 kilomètres/heure. Dans un rapport, enterré par le gouvernement de Manuel Valls, cet ingénieur avait déjà mis en garde contre l’absence de dispositif anti-incendie dans les combles. Il défend aussi le recours au bois et au savoir-faire des Compagnons pour reconstruire la charpente, toutes préconisations qui contredisent la précipitation du gouvernement, lequel s’expose ainsi à toutes les suspicions et au redoublement des polémiques à chaque étape du chantier.
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