Après une âpre lutte sur les océans pour leur acheminement, il a fallu abriter leurs précieuses senteurs… Orfèvres et céramistes ont alors rivalisé d’ingéniosité. Aux enchères, l’addition peut être salée.
Depuis la haute Antiquité, hommes et marchandises circulent sur tout le plateau continental eurasiatique. Hérodote (480-425 av. J.-C.) est le premier à en parler. Des caravanes serpentent sur des milliers de kilomètres au pas lent et balancé des chameaux amenant vers l’Europe, émerveillée, des porcelaines, de l’ambre et de l’encens, du camphre et du musc, des pierres et du bois précieux… Et des épices. En l’an 812, Charlemagne nommait les aromates «les amis du médecin» et dressait une liste de 74 bonnes herbes à cultiver dans les jardins impériaux. Quant au mot «épice», il n’apparaît pas avant 1150 dans la langue française. Avec l’arrivée de l’Islam, les commerçants arabes ont peu à peu pris le contrôle du commerce avec l’Afrique et l’Asie mais les puissants marchands génois et vénitiens continuent à s’approvisionner auprès de l’Empire byzantin. Après la prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453, les choses se corsent. Il devient quasiment impossible de parcourir les déserts et le commerce avec le lointain Orient se trouve considérablement ralenti. Il en fallait plus pour décourager les intrépides négociants. Qu’à cela ne tienne, en effet, si l’on ne peut plus passer par la terre, on passera par les mers. Il suffit pour cela d’inventer de nouvelles routes. Et c’est ainsi que la quête de minuscules grains parfumés rejoint l’histoire des grandes découvertes.
Sillage aromatisé
S’élançant cap au sud en 1498, Vasco de Gama cabote vers l’océan Indien. Sur leur route, les Portugais égrènent des comptoirs commerciaux, à Zanzibar, à Goa, à Malacca… jusqu’à Nagasaki, au Japon. Lisbonne devient le centre d’approvisionnement de l’Europe pour les marchandises venues d’Asie. Son port est l’un des plus importants du monde, sa richesse attire les Génois, les Flamands et les Majorquins, tous mettent leurs connaissances au service de la cour d’un prince, Henri le Navigateur. Parmi les épices, sucre de canne, cannelle, cardamone, gingembre et piments sont les premières denrées échangées. Le Portugal ne va cependant pas profiter longtemps de cette manne. L’Angleterre et la Hollande, conscientes des enjeux commerciaux, se lancent à leur tour sur les mers entrouvertes. En 1600, la première fonde l’East India Company et, deux ans plus tard, la seconde, la Vereenigde Oost Indiche Compagnie. Une nouvelle ère s’ouvre. Celle des compagnies des Indes. Les épices ne sont bien sûr pas les seules denrées recherchées mais, précédées de leurs effluves vertueux, elles sont incontournables. Renfermant mille saveurs, véhiculant une myriade de parfums exotiques, elles arrivent sur les tables occidentales et, «sur la fadeur de la nourriture de base», viennent poser leurs saveurs éclatantes, «comme autant de couleurs vives sur une page blanche» (Michel Tournier, Célébrations, 1999).
Bien assaisonné
On parle ici de cannelle et de piment, de clou de girofle et de poivre… Les traités de commerce prolifèrent autant que les gains des marchands hollandais et anglais. Les Français seront plus longs à se réveiller : ce n’est qu’en 1664 que Colbert crée la Compagnie des Indes orientales, établie à Pondichéry et Chandernagor. Et là intervient une figure comme on les aime, celle d’un jeune botaniste au nom prédestiné, que les Anglais jettent dans un cachot de Batavia (future Jakarta), Pierre Poivre (1719-1786). Il a tout loisir d’observer l’intense activité du port et d’en comprendre les intérêts. De retour dans sa douce patrie, il n’aura de cesse de convaincre la jeune compagnie de se lancer dans l’aventure. Vingt-deux années d’efforts plus tard, est ainsi créé le «jardin d’essai» de l’île de France (aujourd’hui le fameux jardin de Pamplemousse sur l’île Maurice). Rien n’arrête le Français dans son entreprise, pas même le vol. Il faut bien se procurer des plants, et les Hollandais, comme les Portugais avant eux, ont imposé un monopole sur les muscadiers et les girofliers ! En 1778, suprême récompense, les premiers plants de cannelle, girofle et muscade dévoilent leurs feuilles dans le jardin. Il a écrit son histoire. Voyages d’un philosophe ou Observations sur les mœurs & les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique paraît en 1768 et peut se lire aujourd’hui à quelques centaines d’euros, moins cher qu’un kilo de safran… Il est temps de parler art ! Les épices sont partout sur les tables du monde occidental, encore faut-il concevoir des récipients à leur niveau.
La tour prend garde
À ce petit jeu, céramistes et orfèvres sont les plus inventifs. Tout le monde se souvient de la fameuse salière dessinée par Benvenuto Cellini pour François Ier, des magnifiques nefs d’apparat de la Renaissance. Prenant l’aspect des galions qui se lançent à la conquête du Nouveau Monde, elles renferment dans leurs cales précieuses, et fermées à clé, le nécessaire du prince couverts, gobelet, cure-dents indispensables et coupelles à épices. Ces trésors sont gardés au chaud dans des institutions muséales et rarissimes sur le marché. Un modèle apparaissait chez Daguerre et Brissonneau en 2013 ; ciselé en Allemagne vers 1600, le vaisseau voguait vers 24 500 €. L’art de la table prenant de plus en plus d’ampleur, les contenants se multiplient durant tout le XVIe et encore plus au XVIIe siècle. Les centres d’Augsbourg et de Nuremberg débordent d’inventivité. Ce sont eux qui conçoivent les tours d’épices, certains des judaïca les plus prisés aujourd’hui. Nommées besamin en hébreu, ces boîtes étaient utilisées pour la cérémonie marquant la fin du shabbat. La maison Pierre Bergé en a proposé à différentes reprises en 2015 et 2016, dont certaines venaient de la collection d’Isucher Ber Frydman ; elles tournaient, drapeau au vent, entre 30 000 et 60 000 €. Puis ce sont des moulins qui sont imaginés pour réduire les grains 10 868 € un rare exemplaire de l’époque Louis XIV en ébène guilloché chez Thierry de Maigret en 2017. Et surtout des boîtes, souvent disposées par paires sur les tables. Pour ces dernières, argent et céramique sont employés. De fait, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, toutes les manufactures de céramiques de la Chine à l’Angleterre en conçoivent, à deux, trois ou quatre compartiments. Comme un trèfle ouvrant ses feuilles pour délivrer ses arômes. 1 700 € pour un modèle en faïence de Rouen chez Art Richelieu en 2014, 1 134 €, un autre en porcelaine tendre émaillée blanche de Saint-Cloud (Pescheteau-Badin, 2017), ou encore 8 222 € pour une paire en porcelaine de Chine de l’époque Kangxi (Fraysse & Associés, 2017).
Une histoire sucrée
Le sucre de canne, diffusé sur le pourtour méditerranéen par la civilisation arabo-musulmane est assimilé aux épices. Son usage d’abord thérapeutique et princier, se transforme en assaisonnement au XVe siècle et, à l’occasion des grands festins, on présentait, aux côtés des nefs en argent, de véritables pièces montées en sucre consommées à la fin du repas. Anecdote savoureuse : de retour de Pologne, le futur roi de France Henri III s’arrête à Venise, où des fêtes somptueuses sont données en son honneur. À l’occasion d’une réception au palais Foscari, il découvre que nappes, assiettes, couverts, pain… «étaient de sucre d’une imitation si parfaite que le roi demeura agréablement surpris, plus encore lorsque la serviette, qu’il croyait de toile, se rompt entre ses mains…». La poudre blanche se répand sur les fruits et les crèmes à l’aide d’un saupoudroir dont la forme balustre au couvercle percé ne variera guère au cours des siècles. La maison Fraysse en proposait un élégant modèle le 5 juin dernier ; en toute logique, il était dispersé à 75 962 €. Un résultat qui illustrait cette sentence de James Joyce, à méditer :«Dieu a fait l’aliment ; le diable, l’assaisonnement» (Ulysse, 1922).