Depuis un demi-siècle, l’éditeur brésilien réunit l’une des plus grandes collections privées de lettres et manuscrits autographes au monde. La traduction française de l’ouvrage que Taschen lui a consacré est parue. L’occasion d’échanger avec cet enquêteur jamais rassasié.
Doté d’une culture très vaste, il est aussi d’une ferveur des plus communicatives. Des quelque cent mille documents qui forment l’une des plus grandes collections d’autographes au monde, Pedro Corrêa do Lago a tiré une quantité d’anecdotes sur nombre d’hommes et de femmes qui ont marqué l’histoire occidentale et sud-américaine dans les domaines les plus divers. Fils de diplomate, polyglotte, ancien représentant de Sotheby’s au Brésil, membre du conseil d’administration de la Biennale de São Paulo et commissaire d’exposition, il a présidé la Bibliothèque nationale du Brésil de 2003 à 2005, et a signé plus de vingt ouvrages sur les manuscrits et l’art de son pays, qu’il défend ardemment. Sa collection a bénéficié l’an dernier de la première exposition jamais consacrée par la Morgan Library de New York à un ensemble privé de manuscrits : 800 000 visiteurs ont ainsi pu partager sa passion.
Pourquoi avoir décidé de rééditer votre collection, seize ans après sa première publication ?
Avec le précédent livre, True to the Letter, l’idée était de montrer au plus grand nombre le charme discret des autographes, auquel, finalement, peu de beaux ouvrages sont consacrés. Celui-ci a été conçu comme le catalogue accompagnant l’exposition de la Morgan Library, à New York. Après cinquante ans de passion, je pouvais difficilement espérer mieux que de bénéficier, en six langues, de la large capacité de distribution de Taschen.
Une parution en français était indispensable à vos yeux ?
En effet, d’une part pour des raisons personnelles, j’ai toujours été très francophile, mon père était diplomate, j’ai fait mes études dans des écoles françaises, et d’autre part, en France, on peut parler d’autographes avec un peu moins de confusion que dans les pays anglo-saxons ou même que dans mon pays, le Brésil, où le mot est synonyme de simple signature. Si les lecteurs de la Gazette en sont familiers, l’idée de posséder des lettres originales de personnes célèbres n’est pas si évidente aux yeux de la majorité.
Que trouve-t-on précisément dans votre collection ?
J’ai parfois du mal à évaluer son ampleur, alors que je classe tout moi-même ! Je sais qu’il y a environ 40 000 autographes internationaux, le reste étant luso-brésilien ou latino-américain. On retrouve presque tous les prix Nobel, tous les rois de France, d’Espagne et d’Angleterre, les présidents des États-Unis, les papes depuis l’an 1500, les tsars… J’ai de nombreuses lettres du haut Moyen Âge, dont un grand parchemin signé en 1153 par un pape et douze cardinaux, dont un futur pape et un futur saint. Je les imagine assis autour d’une grande table, en train de signer à tour de rôle… C’est une plongée dans l’histoire. J’ai également formé de nombreuses sous-collections, consacrées aussi bien à des personnages que j’affectionne particulièrement, aux premier rang desquels figure Proust, qu’aux femmes, aux Nobel de littérature ou aux peintres. Les autographes prennent des formes variées : cartes de visite, cartes postales, chèques, caricatures, documents officiels, photos dédicacées, citations musicales… J’ai aussi beaucoup de dessins de non-artistes, d’écrivains tel Cocteau. Les signatures stricto sensu ne m’intéressent pas beaucoup.
Est-ce la plongée dans la grande histoire ou dans l’intimité d’illustres personnages qui vous galvanise le plus ?
Il y a évidemment un côté fétichiste dans ma collection, que je reconnais sans problème ! Je me sens une sorte de parenté avec la personnalité, dont je tiens un document autographe. Comme je le dis souvent, c’est le contact le plus direct qu’on puisse avoir avec quelqu’un qui est mort, un contact un peu miraculeux. Je revis le passé des autres et j’en fais mon présent. C’est un privilège et une joie extraordinaires. J’ai travaillé toute ma vie pour m’entourer de toutes ces choses, et je n’ai jamais connu l’ennui. J’ai récemment acheté une lettre du Bernin à une vente Aristophil, et je me sens proche de lui comme jamais. En lisant une magnifique lettre d’amour de Piaf à Montand, particulièrement puissante, j’entre dans leur intimité. Certains de mes autographes portent aussi la trace des instants où les artistes couchent sur le papier des idées immortelles. Sur une feuille déchirée, la première qui lui tomba sous la main, Proust a ainsi écrit : «Pendant bien des années, le soir, quand je venais de me coucher, souvent à peine une bougie éteinte… » : en somme, les trois premiers paragraphes du plus grand roman du XXe siècle !
Quelles découvertes marquantes avez-vous pu faire parmi ces quelque 100 000 documents ?
Un jour, j’ai enfin pu m’offrir l’une des très rares lettres de Van Gogh. Il y demande à Joseph et Marie Ginoux, ses aubergistes à Arles, de lui envoyer ses affaires à Paris, «par train de petite vitesse», en listant chacun des effets en question. Mais en lisant entre les lignes, je me suis aperçu que c’était l’inventaire de la chambre la plus célèbre de la peinture occidentale qu’il dressait ! Ni le marchand, ni le propriétaire, ni la maison de ventes n’avaient saisi l’intérêt de la lettre. Autre anecdote : j’avais un jour acheté un billet de Renoir adressé à Mallarmé, indiquant que «Madame Manet [Berthe Morisot, mariée au frère de Manet] accepte pour samedi de dîner chez Degas et [lui] aussi». Dix ans après, je trouve la lettre que Degas a envoyée à Berthe Morisot, concernant le même dîner, évoquant elle aussi Mallarmé ! On reconstitue l’histoire, par des hasards. Parmi mes cinquante autographes concernant Napoléon Ier, dont on estime qu’il a signé un demi-million de lettres, et son entourage, le livre de Taschen illustre une feuille sur laquelle il a tracé des gribouillis au cours d’une réunion très ennuyeuse, destinée à nommer les nouveaux évêques d’Italie. Je l’ai trouvée amusante car elle montrait l’Empereur dans ses moments perdus.
Aujourd’hui, où vous fournissez-vous principalement ?
Surtout aux enchères, même si certains marchands sont devenus des amis proches. J’ai une grande admiration pour Thierry Bodin, le pape de l’autographe en France, un homme à la culture unique. Mais je préfère le choix qu’offrent les enchères. Jusqu’au développement des ventes en ligne, le fait d’être excentré, puisque je vis entre Rio et São Paulo, constituait un problème pour moi. Mais l’arrivée de Drouot Live et la fin des ventes non cataloguées m’ont facilité la vie. Une révolution pour les collectionneurs étrangers !
Quelle place occupe la France dans ce domaine de spécialité ?
La France est certainement le pays qui abrite le plus grand nombre de collectionneurs chevronnés dans ce domaine, avec l’Allemagne et l’Angleterre. L’Italie et l’Espagne en comptent beaucoup moins, tandis que les Américains s’intéressent plutôt aux témoins de leur propre histoire. On m’a dit que des Russes s’y mettaient, ainsi que certains Chinois. Le jour où ces derniers intégreront réellement ce marché, ce sera peut-être une révolution. Mais la place parisienne a survécu à Aristophil, j’en suis heureux, même s’il est très difficile d’absorber autant de pièces en même temps. J’ai moi-même beaucoup moins acheté que je ne l’aurais souhaité !
Comment imaginez-vous le futur du marché des autographes, face à la dématérialisation des modes de communication ? Les écrits des contemporains seront, je crois, assez recherchés. Steve Jobs a très peu écrit, mais en moyenne, aujourd’hui, une lettre signée de sa main, même peu intéressante, vaut plus qu’une autre de Lincoln ! La reine Elizabeth II, quant à elle, écrit toujours énormément de lettres : le marché en sera inondé à sa mort. Mais je suis bien incapable de prédire l’avenir : si internet permet à tout curieux de s’enrichir intellectuellement comme cela n’a jamais été possible auparavant, il place la connaissance partout et nulle part en même temps.