A Vallauris, dans l’atelier Madoura, Picasso recrée tout un répertoire iconographique imprégné de l’Antiquité, à l’image de ce vase Gros oiseau vert, spécialement conçu pour le couple Ramié.
Hibou, grand-duc, colombe de la paix ou aigle royal… Parmi les créations hybrides zoomorphiques de l’œuvre peint comme sculpté de Pablo Picasso, ce sont les oiseaux qui reviennent le plus souvent. Sous l’œil bienveillant d’Ubu – sa chouette –, l’artiste modèle dès la fin des années 1940, dans l’atelier Madoura de Vallauris, des formes simplifiées du faune au service d’une céramique voulue utilitaire. C’est à l’été 1946 qu’il rencontre les propriétaires du lieu, Georges et Suzanne Ramié, dans ce petit village du Golfe-Juan. Le coup de foudre artistique est immédiat. Après un essai fructueux la même année, il s’installe définitivement à Vallauris en 1948 où, sous contrat avec les Ramié, il produit vases, assiettes, pichets, entre autres objets du quotidien destinés à rendre son art plus accessible. Porté par la liberté artistique inédite qu’offre ce nouveau médium, Picasso renouvelle son répertoire iconographique. Ainsi naîtront des formes originales, simplifiées, comme pliées à la manière d’un origami. Ce galbe au corps ovoïde, sur lequel sont fixées deux poignées incarnant les ailes du volatile, a été imaginé en 1951. S’en est suivie toute une déclinaison en plusieurs séries, dont cet exemple de 1960, le vert, un modèle édité à vingt-cinq pièces. Le nôtre porte dans le col la mention manuscrite « exemplaire éditeur », avec le cachet Madoura et « Éditions Picasso ». Spécialement conçu pour le couple Ramié, en parfait état, il a été façonné et peint par le maître lui-même. Ce « gros oiseau » en vol, vraisemblablement un hibou, date des dernières années de l'artiste à Vallauris, juste avant qu’il ne parte s’installer à Mougins.
Influences méditerranéennes
Les Ramié faisaient partie de cette nouvelle vague de céramistes, attachés à moderniser l’artisanat local. Très vite, Picasso se laisse déborder par son imagination : loin de rester cantonnées à leur rôle d’artefacts du quotidien, ses pièces deviendront de véritables objets d’art et de collection. À Vallauris, Picasso entre en contact avec plusieurs siècles d’artisanat. Les céramiques qu’il crée, notamment les vases, empruntent à l’esthétique des ouvrages antiques : telles des amphores étrusques, elles semblent avoir été sorties du fond de l’eau. Le programme iconographique, non plus, n’est pas étranger à l’esprit méditerranéen et hispano-mauresque de l’enfance du peintre, qui s’empare d’un large panel de thèmes : oiseaux, natures mortes, poissons, hiboux, mais aussi sa chèvre Esmeralda et sa femme Jacqueline, rencontrée pendant la guerre et épousée à Vallauris. C’est en homme heureux et investi qu’il opère à l’atelier Madoura : « Il surveillait le tourneur qu’il adorait interrompre pour “tordre le cou” aux pots et leur donner une forme zoomorphe », témoignait le praticien antibois Dominique Sassi, de l’atelier Madoura, lors de l’exposition « Picasso céramiste et la Méditerranée », à Sèvres en 2013-2014. Ce sont en tout plus de 3 600 pièces qui seront exécutées dans cet atelier du sud de la France, certaines uniques, d’autres éditées entre vingt-cinq et cinq cents exemplaires. En dépassant la fonction utilitaire de la céramique et en révolutionnant ses codes, Picasso, à Vallauris, s’est imposé comme « l’un des premiers à inscrire la céramique dans le langage artistique de la seconde partie du XXe siècle », pour reprendre les mots d’Éric Moinet, directeur du département du patrimoine et des collections de la Cité de la céramique de Sèvres.