Après une éclipse de deux ans et demi, le théâtre du Châtelet, inauguré sous le second Empire, a fait peau neuve pour que soit redonné au lieu son cachet originel. L’occasion d’en redécouvrir l’histoire.
Les 13, 14 et 15 septembre dernier, acrobates et marionnettes géantes ont défilé sur la scène du Châtelet sous l’œil émerveillé du public, pour un hommage au mythique ballet Parade, né d’une collaboration entre Satie, Picasso et Cocteau et créé ici même par les Ballets russes de Diaghilev quelque cent ans plus tôt. Une inauguration spectaculaire pour célébrer la fin de la restauration de ce bâtiment d’exception. Avec une façade flamboyante et une rénovation intérieure très complète, tout a été fait pour redonner au lieu son lustre d’antan. Le théâtre du Châtelet tire son origine d’un ambitieux programme de voierie conduit par la baron Haussmann dans le nord de Paris au XIXe siècle : le percement du boulevard du Prince-Eugène, qui est aujourd’hui le boulevard Voltaire. Au gré de cette aventure urbaine, le préfet de la Seine fait passer par pertes et profits pas moins de sept théâtres situés sur le tracé du nouvel axe, que l’on appelle alors le «boulevard du crime» (actuel boulevard du Temple). Il décide de confier à l’un de ses plus proches collaborateurs, l’architecte Gabriel Davioud, la mission de réorganiser l’ancienne place du Châtelet et d’y ériger face à face le Théâtre-Lyrique (actuel théâtre de la Ville) et le théâtre impérial du Châtelet, en remplacement de celui du Cirque impérial. Le chantier commence en 1860 et durera vingt-six mois : un véritable tour de force qui s’explique, en partie, par la personnalité de son auteur. La formation de Gabriel Davioud et son parcours professionnel sont assez semblables à celui de Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra. Si Davioud n’obtient qu’un second grand prix de Rome, ceci ne l’empêchera pas de crouler sous les commandes et d’être nommé inspecteur général des travaux d’architecture de la Ville de Paris et architecte en chef au service des promenades et plantations. On lui doit notamment l’aménagement du bois de Boulogne, mais aussi plusieurs squares ou fontaines de la capitale, comme celle de la place Saint-Michel, l’une de ses œuvres majeures.
La plus grande salle de Paris
Le Châtelet n’était pas voulu par Haussmann comme un théâtre de luxe : aucune décoration extérieure n’avait été envisagée dans le programme initial. Le préfet était désireux d’une monumentalité sobre, faite pour marquer le centre de Paris, et d’une modernité au service du théâtre, de la musique et de la danse. Davioud, qui n’a pourtant pas effectué le périple italien du premier grand prix de Rome, n’est pas avare de références à l’Italie de la Renaissance : au Châtelet, il s’inspire de la célèbre loggia des Lanzi, piazza della Signoria à Florence. Ainsi, sortant du foyer, le public est invité dans une galerie à arcades, ouverte directement sur la place et au-dessus de laquelle il installe une terrasse rectangulaire. À la fin des travaux, il dispose quatre sculptures allégoriques pour souligner la balustrade : Le Drame vu par Élias Robert, La Musique par Jacques-Hyacinthe Chevalier, La Danse par Eugène Antoine Aizelin et La Comédie d’Émile François Chatrousse. L’accès à la billetterie et à la salle ont été particulièrement étudiés. L’architecte propose deux volées d’escalier pour conduire au vestibule et à l’entresol. Charles Garnier s’en inspirera quelques années plus tard à l’Opéra, et composera une série de marches unique qui se dédouble majestueusement. La salle principale a été conçue pour être particulièrement spacieuse. Elle propose en effet plus de trois mille places, soit la plus grande salle de Paris (bien plus que ce qui sera commandé à Garnier). En accompagnement des sièges, garnis de velours rouge, l’espace intérieur déploie des peintures décoratives en teintes plates, vert, pourpre ou ocre, sur fond beige clair. Le Grand Foyer est disposé en retrait de la galerie le long de la façade principale, avec un plafond à caissons dans le goût Renaissance. Les lambris bas et les encadrements de porte, rehaussés d’or, sont de cette nuance chocolat que le second Empire a contribué à mettre à la mode. La scène affecte quant à elle des dimensions considérables avec ses vingt-quatre mètres sur trente-cinq, en rapport avec les spectacles, à multiples décors et figurants, dont le théâtre du Cirque impérial s’était fait la spécialité. Les innovations techniques dont l’établissement a bénéficié sont colossales. Elles concernent notamment l’éclairage de la salle, équipée d’une rampe à gaz sous un réflecteur, isolée de celle-ci par une coupole vitrée. Le Châtelet est inauguré le 19 avril 1862, en présence de l’impératrice Eugénie. Les critiques et la presse, qui ont été invités à visiter le bâtiment, sont impressionnés par la taille de la scène et celle des coulisses, l’organisation des magasins de décors, la profusion de couloirs, loges, escaliers, vestiaires, dégagements et magasins. Tous saluent le théâtre le plus vaste et le plus moderne du moment !
Retrouver l’esprit d’origine
Quelques adaptations à des nécessités nouvelles sont par la suite effectuées. En 1882, Charles Huillard crée deux escaliers en complément de ceux existants. Dix ans plus tard, les quatre statues de la terrasse sont déposées. La même année, en 1892, deux escaliers dits «système Chalet» (du nom de leur créateur) sont installés dans le péristyle pour servir de voie de secours au public des foyers. En 1898, l’électricité sera installée et un lustre monumental, ajouté dans la salle principale. Lorsque la Ville de Paris reprend la direction du théâtre, en 1979, d’importants travaux sont à nouveau programmés. Ils devront tenir compte de l’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, prononcée le 14 novembre de la même année, dans un contexte où l’architecture du XIXe siècle suscite l’attention générale. Malgré cela, le parti pris initial de Davioud subit plusieurs mutilations : les arcades sont fermées par des vitres, celles du vestibule subissant le même sort, de même que les baies de la loggia. En 1988-1989, un rideau de scène est commandé à Gérard Garouste et, dans la loggia, est installée une toile de Valerio Adami. En octobre 2016, le théâtre doit fermer ses portes, pour des questions d’usure de ses équipements techniques (sécurité incendie, électricité, chauffage). La cage de scène est, à cette occasion, entièrement refaite et dotée d’une technologie de pointe : la moitié du budget total des travaux (32,8 M€, financés par du mécénat, des recettes publicitaires et la Ville de Paris) a été consacrée à ces rénovations. L’autre moitié a été réservée au patrimoine architectural, qui s’est offert une cure de jouvence. Philippe Pumain, architecte mandataire de la restauration, s’est associé à Christian Laporte, architecte du patrimoine. L’endroit se trouvant sur un site, les rives de la Seine, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, les travaux ont d’abord consisté à en retrouver l’«esprit d’origine». Ainsi, les quatre statues allégoriques de la balustrade disparues à la fin du XIXe siècle ont été recréées, grâce à des photographies d’époque. De même, les luminaires de la façade figurant sur les gravures historiques ont été réinstallés. Dans le péristyle précédant l’entrée, les deux escaliers métalliques «Chalet» mis en place en 1892 ont été supprimés par les restaurateurs, soucieux de rendre son intégrité au lieu (au regret de certains défenseurs du patrimoine, jugeant qu’ils appartenaient à l’histoire du bâtiment). Dans la grande salle, vernis, dorures et peintures des balcons ainsi que de la coupole ont été restaurés, et la verrière éclairée, qui en faisait l’originalité, a été réinstallée. Le Grand Foyer et l’ensemble du bâtiment ont retrouvé leur décor historique et les ors du temps de Napoléon III. À l’issue de ces deux ans et demi de travaux, les architectes affichent leur satisfaction : «Le théâtre n’a jamais été aussi proche, depuis près d’un siècle, de son état originel.»