À la tête d’une Tefaf désormais réunifiée et de sa propre entreprise, Artory, Nanne Dekking est un homme occupé. Il a pris le temps de répondre à nos questions sur l’avenir de ses projets et du marché de l’art. Entretien.
Il a le ton calme et le sourire bonhomme des meilleurs vendeurs. Même lorsqu’il manipule des sujets complexes, voire techniques, il sait toujours les contextualiser, expliquer les usages. Ayant commencé sa carrière au service de Sa Majesté la reine des Pays-Bas, en tant qu’assistant curateur, il est rapidement devenu président de la galerie Wildenstein puis vice-président et responsable international des ventes privées de Sotheby’s. En 2016, il fonde sa société, Artory, qui applique la blockchain au marché de l’art ; il est nommé président de la Fondation Tefaf l’année suivante.
Vous avez annoncé avoir trouvé un accord avec Artvest. La Fondation Tefaf se porte acquéreur de toutes les parts de Tefaf New York…
C’est le cas. Vous savez, ce genre de collaboration est toujours un peu compliqué. Après quelques années de setup, il est parfois plus sage de se séparer. Cela commençait à faire beaucoup de chefs pour une petite organisation. Et avec une marque aussi forte que Tefaf, il est difficile de donner une valeur au travail de chacun : qu’est-ce qui est du ressort du talent des individus, qu’est-ce qui est imputable aux travail des équipes, quel est le poids de la marque… Jeff (Rabin, ndlr) et Michael (Plummer, ndlr) ont fait un excellent travail. Ils avaient les créneaux au Park Avenue Armory, les contacts et disposaient même déjà d’une partie de l’équipe. Nous leur sommes très reconnaissants pour tout ce qu’ils ont fait. La relation s’est un peu dégradée sur la fin, mais ce sont des choses qui arrivent. Tout le monde est resté très professionnel jusqu’au bout.
Avez-vous conservé toutes les personnes qui travaillaient chez Arvest ?
Oui. Il n’y a plus qu’une seule équipe. Je trouve cela bien : c’est plus facile quand tout le monde travaille pour la même entité. Nous avions commencé dès l’année dernière à intégrer les deux collectifs pour qu’ils œuvrent ensemble sur les trois événements. Cela nous permettra de faire partager les succès de certaines éditions aux autres, comme le programme culturel de tout premier plan que Linda Lees a mis en place aux États-Unis. Nous allons supprimer le board de Tefaf New York. Il n’y aura plus que le conseil d’administration de la Fondation. Ce que j’aurais aimé faire qui s’avère impossible, c’était de répliquer à New York le mélange de spécialités que l’on a sous un seul toit à Maastricht. Mais il n’y a tout simplement pas assez de place au Park Avenue Armory, et l’on est donc obligés de dispatcher les exposants entre le printemps et l’automne.
N’y a-t-il pas à New York d’autres lieux qui permettraient d’accueillir tout le monde ?
Le Park Avenue Armory est idéalement placé. Il est au cœur de Manhattan et les clients peuvent y aller en sortant de chez eux, ou du travail. Ils peuvent venir au vernissage, puis revenir avec des amis et peut-être encore le week-end en famille. Les espaces plus grands sont tous plus difficiles d’accès. Et le bâtiment est tout simplement magnifique.
Percevez-vous des échanges entres les différents événements ?
Oui, et c’est très réjouissant. Maastricht est incontestablement la plus belle foire du monde. Mais, il y a encore quelques années, l’art moderne et contemporain était sous-représenté. Il y a une bonne raison à cela : les galeries comme Gagosian ou PACE participent à toutes les foires du monde et la durée de Maastricht (deux semaines, ndlr) semblait très longue pour leurs équipes ; elles ont commencé à participer à Tefaf New York, qui est en comparaison assez courte, et elles ont adoré ! Du coup, l’année suivante, elles sont toutes venues à Maastricht. Au-delà des ventes, c’est cette fraternité entre marchands, cette immense communauté que Tefaf arrive à rassembler, qui fait l’intérêt de nos salons.
Pourquoi ne pas profiter d’avoir tous ces différents acteurs pour organiser des débats sur l’avenir de la profession ?
Les gens ne le savent pas, mais nous le faisons ! Lors d’une des journées de vetting, pendant laquelle les marchands n’ont pas le droit d’être sur leurs stands, nous organisons des rencontres avec des intervenants extérieurs sur des thématiques très précises : par exemple l’application des lois anti-blanchiment pour la dernière édition. Environ 20 % des exposants participent généralement effectivement. Cette année, 85 % étaient là, et nous étions plus de cent soixante-dix personnes.
Artory, votre société qui édite un registre d’œuvres dans la blockchain, a commencé à travailler avec Christie’s en fin d’année dernière. Pourquoi ne pas s’être lancé d’abord avec les exposants de Tefaf ?
Il faut être très vigilant face aux conflits d’intérêts ; on se doit de veiller à être honnête et impartial quant aux bénéfices que retire chacune des entités. Je me suis exprimé sur le sujet auprès du conseil d’administration de Tefaf : je ne me permettrai pas d’approcher quelque exposant que ce soit tant que nous n’aurons engrangé d’autres acteurs. Christie’s a signé, Sotheby’s va commencer à enregistrer des œuvres pour le compte de ses clients, et nous allons annoncer d’autres partenariats dans les prochains mois. Je pense que nous avons désormais assez de crédibilité pour pouvoir répondre positivement aux requêtes des marchands présents sur la Tefaf.
Vous avez commencé à intégrer Auction Club, la base de données de résultats de ventes aux enchères que vous avez acquise en début d’année…
En l’associant à notre plateforme, nous avons voulu prendre le contrepied des bases de données traditionnelles, dans le sens où celles-ci sont organisées par ventes et par lots. Sur Artory, l’accès à l’information est centré sur les œuvres. Chacune est individualisée au sein d’une fiche, et lui sont rattachés toutes les ventes et tous les événements qui la concernent. Par ailleurs, s’il n’est pas possible d’identifier la source, nous ne les ajoutons pas à la blockchain. Il n’y a pas de raison ni d’intérêt à tout y mettre. Les informations que nous y intégrons sont comme des déclarations : elles sont publiques et associées à une personne et un moment précis dans le temps. C’est cela qui est irrévocable.
Quelles sont les prochaines étapes du développement d’Artory ?
Nous venons de lever 7,3 M$, qui vont nous servir à finaliser l’intégration d’Auction Club, à poursuivre nos développements technologiques et à communiquer plus largement. En excluant l’aspect transactionnel, nous avons de grandes ambitions quant aux usages. Nous souhaitons développer un système de gestion de collection entièrement confidentiel, où les informations ne transiteront jamais par Artory, un outil de partage et de messagerie pour que différents acteurs puissent dialoguer plus directement : musées, acteurs marchands, collectionneurs, assureurs, etc. L’étape d’après sera le contenu…
Le marché se polarise de plus en plus. Quel avenir lui prédisez-vous ?
Pour être honnête, je ne suis pas complètement enthousiaste pour le futur de notre industrie. Beaucoup se concentrent sur le haut du panier, et il y a une telle compétition sur ce segment que les marges sont difficiles à tenir. Je suis persuadé que si l’on veut continuer à faire croître notre marché, il faut se focaliser sur les œuvres à moins de 50 000 $. Il faut arriver à faire en sorte que plus de monde s’intéresse et achète de l’art. Très honnêtement, je ne pense pas qu’Artory apporte grand-chose sur le top end : les milliardaires ont des équipes pour s’occuper de leurs collections. Mais ceux qui achètent modestement une œuvre de temps en temps ont, eux, besoin d’être rassurés et d’outils pour leur faciliter la vie.