De Dunkerque à Giverny, en passant par Venise, plusieurs expositions traitent du rapport entre arts plastiques et musique, du XIXe siècle à nos jours. Une manière de définir la création contemporaine comme une expérience performative.
Depuis son invention, l’art sonore revêt des formes évolutives, de l’installation multimédia à l’art participatif, où le public aussi fait le spectacle. La première tentative d’union des arts émerge au XIXe siècle : en 1802, le peintre allemand Philipp Otto Runge (1777-1810) entreprend le projet du cycle des «Heures du jour» («Die Tageszeiten»), qui devait réunir peinture, poésie et musique dans un édifice spécialement construit à cet effet. Jean-Yves Bosseur, compositeur et musicologue, rappelle cette étape liminaire dans un livre, Musique et arts plastiques. Interactions aux XXe et XXIe siècles (Minerve, 2015) : «Portés par un élan spirituel visant à une sorte de retour à l’unité originelle de la création artistique, des peintres et des musiciens ont été amenés, en particulier à partir de l’époque romantique, à refuser la séparation jugée arbitraire des arts et à s’interroger sur l’analogie des sensations visuelles et sonores. Cette aspiration répond à la conception d’œuvres polysensorielles où s’exprime la volonté d’une fusion entre plusieurs pratiques afin de parvenir à l’œuvre d’art intégrale.»
Une musique à voir
À l’aube du XXe siècle, les artistes d’avant-garde parlent davantage d’«œuvre d’art totale», en référence au Gesamtkunstwerk, concept défini en 1849 et limité à la musique, à la danse et à la poésie par Richard Wagner. L’enjeu de la jeune génération est plus ambitieux : libérer l’art, en remettant en cause le cloisonnement académique des techniques et des pratiques. L’interaction de toutes les disciplines cette fois-ci musique, danse, poésie, littérature, arts plastiques, visuels (dont le cinéma muet) et scéniques (tel le music-hall) doit incarner l’œuvre d’art du futur. Utopique, et donc politique, celle-ci vise un idéal démocratique qui identifie l’art à la vie. Ce positionnement révolutionnaire offrira à l’histoire musicale quelques moments emblématiques. Le 11 mars 1913, notamment, l’Italien Luigi Russolo (1885-1947) publie L’Art des bruits, manifeste futuriste. Donnée lors de concerts ou de spectacles, la musique bruitiste cherche à associer le son des tramways, des moteurs à explosion, des trains, de la foule. Des instruments sont inventés à cet effet : les intonarumori, des caisses rectangulaires munies d’amplificateurs renfermant des moteurs. La même année, au théâtre Luna-Park de Saint-Pétersbourg, est créé l’opéra annonçant le suprématisme, Victoire sur le soleil, dédié aux conquêtes de l’art futur. Une œuvre «en deux actions et six tableaux» combinant le travail radical des Russes Kasimir Malevitch pour les décors et costumes, Mikhaïl Matiouchine pour la partition, Alexeï Kroutchenykh pour le livret et Velimir Khlebnikov pour le prologue. Des effets de dissonances et de quarts de ton, on en retrouve encore dans Parade, le 18 mai 1917, ballet en un acte conçu par Jean Cocteau pour les Ballets russes de Diaghilev et créé au théâtre du Châtelet. La musique d’Erik Satie (1866-1925) englobant des bruits de machine à écrire et de crécelles associée au décor et aux costumes de Picasso ainsi qu’à la chorégraphie de Léonide Massine fait dire à Apollinaire que le résultat donne «une sorte de sur-réalisme» (sic). Satie, encore, signe plus tard la musique du ballet dadaïste Relâche, chorégraphié par Jean Börlin et entrecoupé d’un intermède cinématographique, Entr’acte, ainsi que d’une revue surréaliste, Cinésketch : trois productions commandées en 1924 à Francis Picabia par Rolf de Maré, le directeur des Ballets suédois. Cinésketch a la particularité d’être une parodie du cinéma muet, dont le fond sonore se compose d’un «pot-pourri» de musiques de Satie toujours et d’improvisations dues à un orchestre de jazz new-yorkais, The Georgians. Le critique Jacques Florange voit dans cette œuvre unique elle ne sera volontairement donnée qu’une seule fois, le 31 décembre 1924 un «spectacle d’avant-garde» et «une formule de l’avenir» par son caractère éphémère et sa transdisciplinarité.
John Cage et l’avant-garde américaine
Le compositeur John Cage (1912-1992) connaît-il le scénario et le protocole de Cinésketch lorsqu’il crée son premier happening, Untitled Event, avec le danseur Merce Cunningham au Black Mountain College (Caroline du Nord) le 16 août 1952 ? La question est légitime tant les points communs sont nombreux entre les deux événements : unicité du spectacle, participation du public et décloisonnement des genres artistiques. Dans Untitled Event, pour la partie musicale, le pianiste David Tudor joue Water Music déjà interprété le 12 août ou bien un concert pour piano. Se détourner de la structure narrative pour se concentrer sur le travail conjugué du son, du corps et de la lumière est également l’objet de 18 Happenings in 6 Parts, de l’artiste Allan Kaprow (1927-2006), créé à la Reuben Gallery à New York en octobre 1959. Les actions de Kaprow, Shirley Prendergast, Janet Weinberger et Lucas Samaras s’y concentrent tout particulièrement sur des improvisations musicales. Dans un texte intitulé «Neo-Dada in Music, Theater, Poetry, Art», déclamé par Carlheinz Caspari lors du concert After John Cage de Wuppertal (Allemagne), le 9 juin 1962, le chef de file du groupe Fluxus, George Maciunas (1931-1978), parle à juste titre de «néo-dadaïsme» pour définir l’héritage avant-gardiste sur lequel reposent aussi ses «actions» et ses «events» : «Néo-dada, son équivalent où ce qui apparaît être néo-dada, se manifeste dans les champs très larges de la créativité. Il s’étend des arts du “temps” aux arts de “l’espace” (…). Il n’existe pas de limite entre l’un et l’autre de ces extrêmes.» Les limites de l’art sonore semblent pourtant être atteintes avec «9 Evenings : Theatre and Engineering», une série de performances combinant son, théâtre, danse, image et technologie, qui s’est tenue du 13 au 23 octobre 1966 au 69th Regiment Armory de New York. John Cage y donne Variations VII. L’Américain tente là de rendre audibles des sons émis à partir de plusieurs médias de communication, radio ou télévision. Simultanément, il capte l’activité cérébrale de ses collaborateurs et les bruits générés par les interprètes dans leurs déplacements. En évitant d’éliminer l’interférence entre les sons, il accorde une valeur semblable à toutes les sources d’information pendant la performance. Au même titre que les composants technologiques, le compositeur et les autres interprètes participent à cette médiation plus qu’ils ne l’infléchissent.
Un art total ?
Aujourd’hui, la dimension participative caractérise sans doute le mieux l’art sonore. Studio Venezia, le projet de Xavier Veilhan (né en 1963) pour le pavillon français à la Biennale de Venise (voir Gazette no 21, page 212), est un dispositif dans lequel des musiciens sont invités par l’artiste et les commissaires du pavillon, Christian Marclay et Lionel Bovier (directeur du Mamco). Fait marquant : inspiré par des processus de construction additifs et intuitifs, Studio Venezia fait toujours écho aux avant-gardes historiques. Xavier Veilhan le reconnaît volontiers… «J’imagine un environnement total : une installation immersive renvoyant à l’univers du studio d’enregistrement et inspirée par l’œuvre pionnière de Kurt Schwitters, le Merzbau (1923-1937). Des musiciens de tous horizons sont conviés à activer cette sculpture-studio d’enregistrement, qui devient alors le support de leurs créations pendant les sept mois de la Biennale. Le pavillon opère une fusion entre arts visuels et musique, ravivant des références allant du Bauhaus aux expériences du Black Mountain College, en passant par Station to Station de Doug Aitken.»