L’expérience de la visite est en train de changer. Ce parcours dans un musée imaginaire offre un panorama des initiatives numériques visant à dépoussiérer les institutions muséales.
Les manteaux ont été confiés au vestiaire et le ticket, bipé par l’employé du musée. Aucun petit prospectus explicatif n’est proposé. De toute façon, l’exposition qui suit dépasse les genres et les périodes. Ce musée est fictif, mais l’éventail technologique déployé est bel et bien réel. Il propose au spectateur de réinventer l’expérience de la visite, rompant avec la tradition du parcours passif. Bienvenue dans le musée de demain.
Port du casque obligatoire
Dans un coin de la première salle, vide de toute œuvre, des casques de réalité virtuelle sont accrochés aux patères. Muni de l’appareil, le visiteur déambule dans une reconstitution en 3D de la Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet. C’est un plongeon presque physique dans le tableau de Salvador Dalí : une fois les deux personnages situés au premier plan dépassés, on s’approche des immenses statues, tandis que des oiseaux volent en cercles. L’ambiance onirique est parfaitement restituée en pixels. Cette œuvre numérique a été développée par le Salvador Dalí Museum de Saint Petersburg (Floride), lors d’une exposition consacrée aux liens entre le peintre surréaliste et Walt Disney. «Devant l’enthousiasme et la forte fréquentation des visiteurs pour cette expérience innovante de réalité virtuelle, nous avons décidé de l’ajouter à notre collection permanente», explique Hank Hine, directeur du musée. On se prend alors à rêver des initiatives similaires chez d’autres artistes majeurs : de Bosch à Friedrich ou de Böcklin à Renoir, chacun ira selon sa préférence.
Catalogue de poche
A priori, rien d’anormal dans la seconde salle. Sauf un détail : les œuvres, de toutes époques et de tous genres confondus, sont exposées sans cartel. Le visiteur sort son téléphone et ouvre l’application Smartify. Grâce à la caméra de l’appareil, l’application peut identifier une œuvre afin d’en livrer tous les détails : titre, auteur, date, histoire et commentaire. Plus besoin de louer l’un de ces audioguides pas toujours confortables : celui-ci est directement dans votre portable. Il est même possible de conserver sur votre compte les fiches de vos œuvres préférées, et de vous constituer ainsi un catalogue numérique personnalisé. Les applications mobiles muséales sont déjà monnaie courante. Rien qu’en France, plus de cinq cents ont été créées depuis 2009. Toutefois, Smartify ambitionne de devenir un outil transversal, que le visiteur peut utiliser d’un musée à l’autre. Actuellement, le Louvre, le Rijksmuseum d’Amsterdam, le Laguna Art Museum de Los Angeles et la Wallace Collection de Londres ont déjà nourri sa base de données.
Nouvelles sociabilités
Les murs de la prochaine salle sont tapissés de photos. La force qui s’en dégage est à couper le souffle. Pourtant, leurs auteurs sont totalement inconnus. Elles ont été en réalité envoyées au musée par tout un chacun, via la plate-forme en ligne de partage de photos Instagram. Une telle initiative a vu le jour au Columbus Museum of Art, dans l’Ohio. En 2016, la directrice du musée aidée par une commissaire spécialiste de la photographie a sélectionné, parmi les 45 000 images soumises, trois cents clichés de 230 photographes, représentant quarante pays différents. Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent aux établissements de communiquer, de maintenir une proximité digitale avec leur public ou, comme le montre l’exemple du Columbus Museum of Art, d’élaborer des cocréations de contenus muséaux. L’enjeu, en filigrane, est de taille : la captation d’un public jeune et technophile. Soit les visiteurs de demain. À l’entrée de la pièce suivante, chacun se voit remettre une tablette numérique. Il suffit ensuite de la pointer vers un objet exposé, par exemple une fibule romaine en bronze. Sur l’écran, le bijou s’anime : il est replacé dans son contexte historique et mis en situation. En France, la startup Histovery s’est spécialisée dans l’utilisation de la réalité augmentée, avec sa tablette HistoPad. Au palais de la Conciergerie, ce guide de visite immersif permet de révéler l’invisible pour mieux comprendre le visible : dans la pièce où était enfermée Marie-Antoinette, la tablette numérique nous fait découvrir l’état de la cellule au moment de sa détention. Dans la salle d’armes, on peut voir à quoi ressemblaient les lieux lors du grand banquet dressé par Charles V en 1378, en l’honneur de l’empereur germanique et de son fils le roi de Bohême. Ces saisissantes et minutieuses reconstitutions 3D sont élaborées sous le contrôle d’un comité scientifique. Elles brillent également par leur caractère incarné : «On va faire un certain nombre d’effets spéciaux pour renforcer l’immersion du visiteur. On ajoute, par exemple, des suspensions dans l’air, de la poussière, des reflets, des effets d’ombre et de souffle. La 3D doit être habitée d’une charge émotionnelle», explique Bruno de Sa Moreira, président d’Histovery.
Toucher des yeux et des mains
En arrivant dans la dernière salle, le public non averti risque d’avoir un choc : les visiteurs soulèvent des objets de leur socle, les manipulent à loisir, les reposent avant d’en saisir un autre… Chaque pièce est en réalité une réplique, parfaitement exécutée, par impression 3D. À Rotterdam, le musée Boijmans Van Beuningen, riche d’une importante collection d’objets d’art appliqué et de design, s’est lancé dans l’expérience. «Dès que ces objets deviennent une source historique et sont placés dans un musée ou dans sa réserve, ils perdent une partie de leur âme. Ces ustensiles perdent de leur fonction, de leur utilisation dans le quotidien et donc, de leur matérialité», déplore Maaike Roozenburg, designer en charge du projet de réplique. Elle a pu modéliser des images en 3D des œuvres, notamment de la porcelaine de Chine ancienne, grâce à un scanner médical. Un logiciel a été spécialement conçu pour ensuite les convertir en modèles 3D imprimables. Encore perfectible, la technique d’impression 3D devrait prochainement permettre de reproduire des objets complexes ou de taille démesurée.
Abyss
Le parcours nous entraîne enfin à l’extérieur du bâtiment, sur le front de mer. Depuis un ponton appartenant au musée, des zodiacs font la navette jusqu’au large. Là, chacun revêt combinaison, masque et bonbonne avant de plonger observer des œuvres installées à dix mètres de profondeur. L’idée de musée sous-marin existe réellement. Trois ont vu le jour sous l’impulsion du sculpteur Jason deCaires Taylor. Le troisième, premier de ce genre en Europe, a été installé l’été dernier à quelques encablures des côtes de Lanzarote, aux Canaries. Dans les eaux turquoise, à douze mètres de profondeur, les plongeurs peuvent admirer les sculptures de cet artiste britannique. Réalisées en matériaux non polluants, elles vont être progressivement défigurées par les coraux et les algues. Si le land art s’expose sur terre et sous mer, il n’y a plus qu’à lever les yeux en rêvant du jour où l’on ira au musée dans le ciel, ou même dans l’espace, lorsque le tourisme spatial deviendra une pratique courante. Mais revenons sur Terre. Dans les années à venir, l’œuvre d’art, enrobée de son écosystème numérique, gagnera en accessibilité. Ondine Prouvost, commissaire du Sitem (Salon international des musées, des lieux de culture et de tourisme), appelait à la prudence au micro de France Culture : «On a tous, je pense, cette faculté de percevoir une émotion face à une œuvre d’art. Et, en cela, les innovations numériques n’apportent peut-être pas forcément ce supplément d’émotion et d’âme.» Aussi, ce qu’une œuvre d’art gagne en visibilité, elle ne doit pas le perdre en lisibilité. La technologie, sinon, ne serait que gadget.