Christophe Plantin (1520-1589) fut l’imprimeur le plus influent de son temps. Témoin de la pensée humaniste et de trois siècles de typographie européenne, son musée vient de rouvrir ses portes…
Certains lieux offrent de surprenantes invitations au voyage. À Anvers, c’est le cas du musée Plantin-Moretus. Aux XVIe et XVIIe siècles, cette imprimerie était bien connue du peintre Pierre Paul Rubens. Celui-ci fréquentait régulièrement l’«Officina Plantiniana» et s’était lié d’amitié avec Balthasar Ier Moretus, le petit-fils du «prince des imprimeurs», Christophe Plantin. Rubens y peignit même tous les portraits que l’on peut encore admirer in situ. Fondée en 1555, sous l’enseigne du Compas d’or, l’ancienne demeure patricienne n’a pas beaucoup changé. Les bustes des maîtres du compas d’or veillent sur la cour intérieure. Les bâtiments annexes abritent quant à eux les premières presses à imprimer européennes, des casses de caractères, conservées dans leur emballage d’origine, et une fonderie qui fonctionna jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Un peu partout ailleurs, l’imprimé est, ici, chez lui. Au rez-de-chaussée, l’Officina Plantiniana et la salle des correcteurs sont plus vivantes que jamais. La visite se poursuit à l’étage, où figurent les plus beaux ouvrages imprimés dans cette maison. Travailleur acharné, Christophe Plantin avait pensé à tout et transmis son entreprise à son gendre Jan Moretus. Le 20 avril 1876, la ville d’Anvers racheta à l’un de ses descendants, l’écuyer Edward Moretus, les ateliers d’impression et d’édition. Un héritage qui marque à tout jamais l’édition européenne…
L’épopée d’une vie
L’aventure du musée est, en effet, indissociable de celle de son fondateur. Originaire de Caen, Christophe Plantin s’initie d’abord à la maroquinerie, à la reliure et à l’habillage sur mesure de livres liturgiques. Vers 1550, il s’installe à Anvers et publie le traité de l’humaniste italien Giovanni Michele Bruto sur l’éducation des jeunes filles : La Institutione di una fanciulla nata nobilmente. Peu à peu, l’enseigne du Compas d’or devient une adresse de référence. On y publie le premier dictionnaire explicatif du néerlandais, des manuels de médecine, les planches de botanique de Lobelius, Dodoens et Clusius, L’Apologie du système décimal de Simon Stevin, des livres illustrés de gravures sur cuivre et les cartes d’Ortelius, qui se vendent comme des petits pains. On y édite, sous le manteau, un pamphlet calviniste : Brève instruction pour prier. Accusé d’hérésie en 1562, Plantin apprend que ses créanciers exigent la vente de son imprimerie. Un an plus tard, il prouve son innocence et reprend ses activités. Avec l’appui de Jacques de Schotti, Goropius Becanus, Corneille et Charles Van Bomberghe, le Compas d’or renaît de ses cendres et devient une société d’édition à part entière.
De l’auteur au lecteur
Pendant cinq ans, les sept presses de la maison d’édition fonctionnent à plein régime et publient 260 ouvrages liturgiques en différentes langues. Considérée comme une imprimerie humaniste et scientifique de premier plan, la maison Plantin dispose d’une filiale parisienne et gagne du terrain en Europe. Dans la foulée, elle se consacre à l’édition d’une bible polyglotte, qu’on appellera plus tard la Bible royale. Ce projet est financé par le roi Philippe II d’Espagne. Arias Montanus corrige les épreuves, tandis que Plantin procède à la fonte de caractères spéciaux, gravés par Guillaume Le Bé et Robert Granjon. Pour cette réalisation haut de gamme, de grands érudits, comme François Luc de Bruges ou Jean Willem dit Harlemius, se consacrent à sa traduction en six langues : le latin, l’hébreu, le grec, le syrien, le chaldéen et l’araméen. Il ne faudra pas moins de quatre ans de travail intensif pour venir à bout des 960 exemplaires en édition courante, des deux cents spécimens en édition de luxe, des trente volumes sur papier fin, des dix livres sur feuilles extra-fines et des treize volumes sur parchemin de cette bible d’exception. Cet exploit vaut à Plantin le titre d’architypographe et un monopole certain dans l’édition liturgique. À sa mort, en 1589, le Compas d’or utilise des polices de caractères exclusives, conçues par Robert Granjon, Claude Garamont et Pieter Van den Keere, et dispose d’un fonds de poinçons et de matrices sans équivalent en Europe.
Une pensée en héritage
Ce sera au tour de Jean Ier Moretus de s’occuper de l’imprimerie familiale. Par clause testamentaire, il fait en sorte que sa direction soit confiée aux plus méritants de ses descendants. Cette tradition sera respectée jusqu’en 1876, date à laquelle l’Officina Plantiniana est rachetée par la ville d’Anvers. Figurant aujourd’hui sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, ce lieu reste fidèle à sa vocation de départ. Sa visite est une expérience très personnelle, qui nous plonge dans un univers inoubliable. Au menu : une trentaine de salles d’exposition où l’on peut voir deux presses en bois du XVIIe siècle, cinq presses de type Blaeu et une presse à taille-douce de 1714. Un peu plus loin nous attend le nec plus ultra du patrimoine typographique, soit 4 492 poinçons, 15 825 matrices d’impression, 90 séries de caractères, 500 croquis préparatoires et 13 791 bois gravés par les plus grandes pointures de l’époque. Cerise sur le gâteau : la bibliothèque de travail, créée en 1563 par le maître des lieux. Avec ses globes terrestre et céleste, ce temple du savoir possède 25 000 reliures anciennes, 638 manuscrits rédigés entre le IXe et le XVIe siècle, 154 incunables publiés avant 1501, un nombre assez considérable de post-incunables, l’unique spécimen d’une bible à 36 lignes mise en page en 1461 à Bamberg. Un impressionnant palmarès, complété par deux donations de taille : celle du bibliophile Max Horn, qui offrit au musée des reliures de grande valeur, et celle de René Vendevoir, qui rassembla les écrits d’Émile Verhaeren. Sans oublier un «fonds de donation permanent» lequel, depuis 1905, joue un rôle de premier plan dans l’enrichissement de la collection.
Un patrimoine d’avenir
Aujourd’hui, c’est un musée entièrement relooké que redécouvre le visiteur. Grâce au studio Caroline Voet et à Leen De Brabandere, une nouvelle scénographie nous invite en plein cœur du XVIe siècle. Des soundscapes restituent même le fond sonore d’origine ainsi que l’activité trépidante de l’imprimerie. Des espaces interactifs permettent en outre de mettre la main à la pâte, soit en feuilletant livres et manuscrits, soit en s’initiant au métier d’imprimeur lors des ateliers de typographie, de gravure et de calligraphie. Libre à chacun de suivre les différentes étapes de la fabrication d’un ouvrage, de la taille des caractères à l’impression proprement dite. On peut aussi participer à une photo vivante, s’équiper d’un casque audio 3D ou découvrir le graphisme de Geoffrey Brusatto, mettant en valeur les rituels de lecture. Et ce n’est pas tout… Une nouvelle salle de lecture, conçue par noAarchitecten, témoigne de l’exceptionnelle vitalité de ce lieu qui a su préserver ses collections dans un esprit d’avant-garde. La lumière, peu favorable à la conservation du papier, est limitée ici au strict minimum et la numérisation des documents, désormais accessibles en ligne, facilite les consultations sur place. Enfin, le travail des nombreux bénévoles, qui prêtent main-forte à l’imprimerie et à l’accueil, prouve que la devise de Plantin, Labore et Constantia («par le travail et la persévérance») est toujours d’actualité. Avec un millier de visiteurs par an, le musée Plantin-Moretus peut, en effet, se vanter d’avoir fait preuve de constance en franchissant, comme il le fait, le cap du XXIe siècle !