Exposée à Paris cet automne, la collection Morozov est l’une des plus remarquables, mais pas la seule : elle s’inscrit dans une longue tradition d’amateurs russes.
Quand à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, les collectionneurs russes faisaient immanquablement partie de l’élite aristocratique et/ou diplomatique, les décennies suivantes marquent un changement important dans ce domaine, révélateur des évolutions autant sociales qu’économiques de l’Empire russe. Si des aristocrates continuent de s’y distinguer, comme le chancelier prince Alexandre Gortchakov, de simples diplomates ou hauts fonctionnaires s’y illustrent également. Tel est le cas du général Nikolaï Khitrovo (1771-1819), qui réunit une importante collection de pierres gravées et de vases antiques peints, ou de Dimitri Tatishchev (1767-1845), chargé d’affaires en poste à Naples, Madrid et Vienne. Le premier offre ses camées et intailles au tsar Alexandre Ier (1801-1825) en 1804 pour s’en attirer la faveur, tandis que le second meurt presque dans la misère à Vienne, avec 30 000 roubles de dettes, non sans avoir légué ses 185 tableaux à Nicolas Ier (1825-1855), sachant que ce dernier ferait solder ses comptes pour que les œuvres hollandaises ou espagnoles rejoignent les collections de l’Ermitage – où elles faisaient défaut. C’est que le musée impérial, à l’origine collection privée des souverains russes, est devenu un instrument d’orgueil national qui doit pouvoir rivaliser avec les plus grandes institutions européennes, comme le Louvre ou le musée de Berlin. C’est justement là que réside l’une de ses faiblesses : alors que depuis le règne de Catherine II (1762-1796), la collection s’enrichissait autant de peintures anciennes que d’œuvres d’art récentes, à partir de celui d’Alexandre II – monté sur le trône en 1855 –, l’accent sera plutôt mis sur l’art ancien. Et s’il y avait alors un vide à combler pour l’art contemporain, il le sera principalement par la classe émergente des marchands et industriels moscovites, qui accompagnent le développement économique russe et sa révolution industrielle.
Un nouveau nationalisme
Deux phénomènes caractérisent la seconde moitié du XIXe siècle en Russie : l’apparition d’un nationalisme intellectuel, artistique et politique, et l’affirmation de Moscou comme centre économique de l’Empire. Pour la première fois, des collectionneurs russes s’intéressent donc davantage à l’art national qu’à l’art étranger, persuadés qu’ils sont désormais au même niveau de qualité et qu’il faut les exposer sur le même pied. C’est ce qui conduit un amateur comme Vassili Kokorev (1817-1869), enrichi par la patente du vin – et que certains surnomment à l’époque «notre Monte-Cristo» –, à constituer une collection d’œuvres majoritairement russes entre 1840 et 1860, et à faire construire à Moscou une galerie pour les y exposer.
Le journal pétersbourgeois L’Abeille du Nord se fait l’écho de son inauguration le 26 janvier 1862 : «Cette galerie est spécialement conçue pour Moscou, qui jusque-là ne disposait de rien pour favoriser l’éducation artistique du public», louant cette entreprise «moralement productive», où l’on donne des conférences dans une salle en forme d’isba. L’écrivain Piotr Boborykine ajoute même : «Monsieur Kokorev souhaite que dans cette isba russe, un Russe vienne apporter aux Russes la vivante et chaude parole russe», poursuivant : «Dieu veuille que cet exemple véritablement patriotique soit dignement imité par d’autres». L’expérience sera hélas de trop courte durée puisque, dès 1864, le collectionneur doit fermer sa galerie, se séparant progressivement d’une partie de son contenu non sans finalement proposer l’acquisition de 166 de ses œuvres à la Couronne. Une centaine d’entre elles ornent encore les cimaises du Musée russe à Saint-Pétersbourg. Si le nom de Vassili Kokorev est aujourd’hui presque entièrement oublié, il n’en est pas de même de celui de son contemporain Pavel Tretiakov (1832-1898), qui réussit à faire de son rêve une réalité encore tangible aujourd’hui. Issu d’une famille de magnats du textile, il rédige – à l’âge de 38 ans – un testament stipulant : «Je lègue un capital de 150 000 roubles pour aménager à Moscou un muséum d’art ou une galerie de peinture publique. Pour moi qui aime vraiment l’art, avec passion, il ne saurait y avoir d’autre désir que celui de mettre en place un site public de conservation des beaux-arts, accessible à tout le monde, capable d’être utile à beaucoup, et source de plaisir pour tous. […] une galerie nationale, c’est-à-dire composée de tableaux de peintres russes». Son programme est clair. Il s’inscrit dans cette visée altruiste partagée par de si nombreux collectionneurs du pays, non seulement au titre de l’éducation, mais aussi à celui du soutien matériel aux artistes contemporains, comme il l’écrit à sa femme : «Je dépense pour acquérir des tableaux, c’est un but sérieux […] En outre, cet argent va à des peintres laborieux, que la vie n’a pas particulièrement gâtés». L’amateur fréquente donc assidûment les ateliers, et notamment ceux du groupe dit des «Ambulants» – du nom de leurs expositions itinérantes –, créé en 1870 en dissidence de l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg et de sa vision jugée par eux comme trop conservatrice.
Non content d’acquérir leurs œuvres, Tretiakov constitue parallèlement une galerie de portraits qu’il leur commande, sorte de Panthéon russe dont le peintre Ilya Répine écrira : «Les portraits qui se trouvent là […] représentent les hommes chers à la nation, ses meilleurs fils, qui, par leur action désintéressée, contribuèrent utilement à l’essor de leur terre natale, car ils croyaient en un futur meilleur pour elle et luttaient pour qu’il advienne». Ayant bâti en 1872-1874 une première galerie pour abriter ses tableaux, il se voit contraint d’en ajouter une deuxième en 1882 tant sa collection a grandi, une troisième en 1885 et une dernière en 1892. Approché par le grand-duc Vladimir Alexandrovitch, frère de Nicolas II (1894-1917) et président de l’Académie des beaux-arts qui préparait alors l’ouverture du nouveau «musée russe» voulu par le tsar à Saint-Pétersbourg, Pavel Tretiakov aura jusqu’à l’audace de refuser de vendre sa collection à la Couronne, préférant la léguer à la ville de Moscou afin qu’elle y reste à demeure et devienne la grande galerie d’art national de la capitale. Dans ses 1 287 tableaux, on retrouve les noms des meilleurs artistes russes entre la seconde moitié du XVIIIe et la fin du XIXe siècle (Vladimir Borovikovsky, Dmitry Levitsky, Oreste Kiprensky, Karl Bryullov, Ivan Kramskoy, Ilya Répine, Vassili Perov ou Vassili Verechtchaguine) et parcourir aujourd'hui les salles de la galerie Tretiakov permet de voir l’extraordinaire chemin accompli durant cette période. Pavel Tretiakov n’était pas le seul collectionneur de sa famille, son frère Sergueï (1834-1892) ayant lui aussi constitué un très bel ensemble de tableaux, mais seulement européens pour ne pas entrer en compétition avec lui. Ses David, Delacroix, Corot, Millet, Daubigny ou Bastien-Lepage – aujourd’hui au musée Pouchkine à Moscou – sont un témoignage de la sûreté de jugement des amateurs russes au XIXe, dans la droite ligne de ceux du siècle précédent.
Dynasties d’amateurs
Le fait qu’une même famille abrite plusieurs collectionneurs est une autre caractéristique propre à la Russie du XIXe siècle, et particulièrement à Moscou, où l’on distingue plusieurs véritables dynasties d’amateurs sur une ou plusieurs générations. Les Riabouchinsky, enrichis dans la fabrication des textiles, comptèrent par exemple trois frères et une sœur – Stepan (1874-1942), Nikolaï (1877-1951), Mikhaïl (1880-1960) et Evfimia Riabouchinskaïa-Nossova (1881-1960) – qui collectionnèrent autant des œuvres d’art contemporaines russes (Serov, Vroubel, Somov, Golovine) que des tableaux européens (Degas, Pissarro, Zuloaga…). Chez les Kharitonenko, ce fut le cas d’un père, Pavel (1852-1914), et de sa fille, Elena Olive (1880-1948). Mais la mieux connue d’entre elles est assurément celle des Chtchoukine, dont les quatre frères se distinguèrent chacun dans des domaines distincts. Le premier, Piotr (1853-1912), s’intéressa principalement aux antiquités russes (icônes, objets, portraits, archives), qu’il installa dans un musée bâti à cet effet rue Malaïa Grouzinskaïa, avec des milliers de pièces léguées en bloc à sa mort au Musée historique de Moscou. Le deuxième, Dimitri (1855-1932), se consacra exclusivement à l’art européen du XIVe au XVIIIe siècle, et notamment aux peintres hollandais. Ses 146 précieux tableaux, nationalisés lors de la révolution bolchévique, constituèrent un temps le premier musée de peinture occidentale ancienne, avant de rejoindre le musée Pouchkine – dont il fut même le conservateur de 1924 à sa mort. C’est à Paris que le benjamin, Ivan (1869-1908), se fit critique d’art, rassemblant lui aussi des œuvres, dont deux peintures du Greco (musée des Beaux-Arts de Budapest et Phillipps Collection à Washington). Le plus célèbre cependant était le troisième fils Chtchoukine, Sergueï (1854-1936), dont l’éblouissante collection de tableaux d’avant-garde a fait l’objet d’une remarquable exposition à la fondation Louis Vuitton en 2016 (voir Gazette n° 42 de 2016, page 332).
La dynastie moscovite des Morozov, eux aussi enrichis dans la production textile depuis le début du XIXe siècle, est le sujet de la nouvelle exposition de la fondation Louis Vuitton. Si Mikhaïl Abramovitch Morozov (1870-1903), prématurément disparu à 33 ans, se distingua dans le soutien d’artistes compatriotes comme Levitan, Nesterov, Vroubel et Serov, il fut aussi le premier amateur russe à apprécier Gauguin, Van Gogh et Bonnard, influençant sans aucun doute son frère cadet Ivan (1871-1921). Ce dernier est resté assez longtemps dans l’ombre de Sergueï Chtchoukine, alors qu’il avait probablement un œil aussi fin et prescient. Ce qui l’en distingua assurément fut sa passion pour les artistes russes de son temps, tels Vroubel, Somov, Golovine, Levitan et Maliavine, et jusqu’aux plus modernes comme Chagall, Mikhaïl Larionov et Natalia Gontcharova. Après avoir profité de cours de dessin et de peinture de Korovine dans sa jeunesse, il avait voulu être peintre, et voyait donc le travail de ses contemporains avec un œil peut-être plus avisé que d’autres amateurs. C’est en 1903 qu’Ivan Morozov vient à Paris pour la première fois, allant au Salon de la Société nationale des beaux-arts avec son frère Mikhaïl et entamant une longue série d’acquisitions – notamment à la galerie Durand-Ruel pour La Gelée à Louveciennes d’Alfred Sisley. Il s’y rendra ensuite au moins deux fois par an, pour le Salon des indépendants en avril et le Salon d’automne en octobre, s’offrant le Portrait de Jeanne Samary de Renoir en 1904 ou l’année suivante quatre Monet, dont toujours chez Durand-Ruel Boulevard des Capucines, Paris et Waterloo Bridge, effet de brouillard. En dehors de ce marchand, le collectionneur forge également des relations privilégiées avec Ambroise Vollard, lui achetant La Grenouillère de Renoir en 1908. C’est en 1906, année de l’exposition au Salon d’automne de «Deux siècles de peinture et de sculpture russes» présentée par Serge Diaghilev – et dans laquelle figurent des tableaux du collectionneur – qu’Ivan Morozov découvre Maurice Denis, pour les œuvres duquel il s’enflamme. Il en a vu dans l’hôtel particulier du baron Denys Cochin et lui commande l’année suivante le décor de son salon de musique à Moscou – onze panneaux sur l’«Histoire de Psyché» –, encore aujourd’hui assez surprenant par ses tonalités et son style classique, assez éloignés de ses contemporains et surtout des autres acquisitions de Morozov à la même époque : onze toiles de Gauguin réunies entre 1907 et 1910 (dont six en 1908), plusieurs de Van Gogh auprès d’Eugène Druet (dont La Vigne rouge, La Ronde des prisonniers et Paysage d’Auvers après la pluie) et celles d’un peintre qui le passionne, Cézanne. L’amateur n’achètera pas moins de vingt de ses œuvres, dont quinze chez Vollard, et sept pour la seule année 1909.
Le temps des chefs-d’œuvre
Un autre artiste pour lequel Morozov s’enthousiasme est Pierre Bonnard, auquel il commande un triptyque, La Méditerranée, pour l’escalier de sa maison moscovite. Présenté au Salon d’automne de 1912 avant d’être envoyé en Russie, il sera complété plus tard par deux autres panneaux, Automne, la cueillette des fruits et Début de printemps. Le très beau portrait du collectionneur par Valentin Serov, qui montre en arrière-plan Fruits et bronze (1910) de Matisse, est comme une proclamation en faveur de l’avant-garde, de la part d’un amateur qui acquit aussi trois chefs-d’œuvre de Picasso : Arlequin et sa compagne de 1901, Fillette à la boule de 1905, encore classique, tandis que le troisième n’est autre que le portrait cubiste d’Ambroise Vollard… Au printemps 1920, alors même que sa collection a été nationalisée après la révolution et qu’il s’est réfugié en Suisse, Ivan Morozov est interviewé par le critique d’art français Félix Fénéon : le collectionneur se flattera auprès de lui du fait que ses 240 toiles «françaises», intactes, constituent alors le «deuxième musée d’art occidental», célébrant l’art d’un pays auprès de ses compatriotes, dans la juste lignée de ces amateurs qui avaient à cœur de le leur faire découvrir depuis que la cour de Russie parlait le français…