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Moïse de Camondo, un homme de son temps

Publié le , par Marie-Laure Castelnau

Le comte cultivait un véritable art de vivre, dont témoigne son ancien hôtel particulier, en bordure du parc Monceau. L’occasion de raconter le destin d’un collectionneur exceptionnel.

Moïse de Camondo. Moïse de Camondo, un homme de son temps
Moïse de Camondo.
© MAD Paris


Désirant perpétuer la mémoire de mon père, le comte Nissim de Camondo, et celle de mon malheureux fils, le lieutenant pilote aviateur Nissim de Camondo, tombé en combat aérien le 5 septembre 1917, je lègue au musée des Arts décoratifs mon hôtel», écrit, en 1924, Moïse de Camondo (1860-1935) dans son testament. Un an après sa mort, le 21 décembre 1936, le musée est inauguré. Lorsque l’on entre au 63, rue de Monceau à Paris (VIIIe), l’émotion est tout de suite au rendez-vous : une plaque rappelle le destin tragique de la fille, du gendre et des petits-enfants du comte Moïse de Camondo, «morts pour la France» à Auschwitz. Les deux guerres mondiales ont ainsi anéanti la famille Camondo. «Tout est là pour l’éternité, gravé dans le marbre. Tout sauf la détresse d’un père à jamais écrasé par le chagrin. Tout sauf la solitude d’un homme convaincu d’être le dernier des siens. Celui qui rompt définitivement la chaîne», raconte Pierre Assouline dans Le Dernier des Camondo, alors que Moïse vient de perdre son fils, âgé de 25 ans. La demeure semble habitée et sa visite permet de découvrir l’art de vivre et la passion d’un collectionneur, ainsi que l’histoire singulière d’une grande famille. Juifs séfarades, les Camondo ont fondé à Constantinople, au début du XIXe siècle, l’une des plus importantes banques de l’Empire ottoman. Sous le second Empire, Abraham-Behor et Nissim, surnommés les «Rothschild de l’Orient», sont venus s’installer à Paris pour développer leurs affaires, tandis que leurs enfants deviennent mécènes et collectionneurs. Pour eux, collectionner dépasse le «désir d’acculturation» et constitue un geste artistique, un acte érigé en œuvre d’art. «J’ai composé ma collection comme on compose un opéra», dira Isaac.
 

Le salon bleu de l’hôtel de Camondo.
Le salon bleu de l’hôtel de Camondo.© MAD, Paris/Photo Laszlo Horvath


Un épicurien à la stricte apparence
Exigeants, connaisseurs, ils seront admirés et respectés par les experts. Isaac (1851-1911), fils d’Abraham-Behor, se passionne pour l’Extrême-Orient, l’art du XVIIIe siècle et la peinture impressionniste. Son cousin, Moïse (1860-1935), fils de Nissim, est plus discret et conventionnel dans ses choix ; il se consacre aux meubles et objets d’art du XVIIIe siècle. Avec rigueur et passion, il matérialise sa vision idéale du règne de Louis XVI. Selon lui, un homme de son rang ne pouvait qu’être un collectionneur. «De haute taille, l’air sévère et distingué, d’une élégance naturelle dans les manières et le langage, Moïse était un homme courtois», raconte Sylvie Legrand-Rossi, conservatrice en chef du musée Nissim de Camondo. «Mais le personnage est tout en retenue et quelque peu raide, ajoutent Sophie Le Tarnec, attachée de conservation au musée, et Nora Seni, coauteure des Camondo ou l’Éclipse d’une fortune. Il est vrai que la charge de transmettre le nom des Camondo repose sur lui et pèse sur ses gestes et élans.» Son mariage avec Irène Cahen d’Anvers, en octobre 1891, est un acte fondamental, mûrement réfléchi et porteur d’espoir. De cette union naissent deux enfants : Nissim en 1892 et Béatrice en 1894. Mais, dès 1896, le couple se sépare. À l’issue d’un procès difficile, Moïse obtient la garde de ses enfants. Il se consacre à leur éducation et partage avec eux sa passion des voitures, du yachting, de la chasse et de la gastronomie. «En somme, c’est un épicurien mais de stricte apparence», commentent Sophie Le Tarnec et Nora Seni. L’exposition qui se tient jusqu’au 10 mars au musée permet de découvrir un fonds d’archives inédit de photographies, cartes routières, guides de voyage, lettres et factures, retraçant l’art de vivre du comte, aussi raffiné que celui de la haute aristocratie parisienne. Gentleman élégant, Moïse a perdu un œil dans sa jeunesse et porte un monocle noir. Malgré ce handicap, il est très sportif et consacre beaucoup de temps à ses loisirs et à ses voyages. Très jeune, il s’enthousiasme pour la navigation de plaisance. Il achète successivement deux bateaux à vapeur, avec lesquels il sillonne Manche, mer du Nord et Méditerranée : le Rover et la Géraldine, une élégante goélette à trois mâts qu’il revend en 1897. Il préfère ensuite les croisières culturelles à bord de confortables paquebots.

 

Manufacture de Sèvres, mortier à décor de toucan de Cayenne (appelé «toco») et de gros bec du Canada, 1787, porcelaine tendre, musée Nissim de Camondo
Manufacture de Sèvres, mortier à décor de toucan de Cayenne (appelé «toco») et de gros bec du Canada, 1787, porcelaine tendre, musée Nissim de Camondo, Paris.© MAD, Paris/Photo Jean Tholance


Fou de vitesse
Le comte se passionne aussi pour les automobiles. Dès 1895, il est l’un des premiers à acheter une Peugeot avec un moteur Panhard & Levassor. Épris de vitesse et de carrosseries élégantes, il prend part à la course Paris-Berlin en 1901 et laisse toujours trois ou quatre voitures à disposition dans la remise aux autos de son hôtel. Deux mécaniciens-chauffeurs, logés sur place, veillent à leur entretien et leur conduite. «À bord de ces bolides, Moïse parcourt l’Europe entière avec l’énergie d’un explorateur», raconte avec enthousiasme Sylvie Legrand-Rossi. Il fréquente aussi les stations thermales et les lieux de villégiature huppés, de Saint-Moritz à Monte-Carlo l’hiver. Pendant l’été, il séjourne avec ses enfants à Biarritz, Dinard, La Bourboule ou Pourville, près de Dieppe. En 1904, il achète une propriété à Aumont, en bordure de la forêt d’Halatte, près de Senlis. Cavalier émérite, il y vient chaque semaine, en compagnie de ses enfants et d’amis, pour chasser à tir ou à courre : au milieu de ses chevaux et de ses chiens, il s’inscrit dans la pure tradition aristocratique. À la mort de son cousin Isaac, en 1911, Moïse lui succède à la direction de la banque familiale. Mais, très vite, il se contente de gérer sa fortune et ferme la société. La même année, il hérite de l’hôtel particulier de ses parents. À cette époque, il a déjà réuni une importante collection d’art du XVIIIe siècle. «Il était frappé d’un mal délicieux, écrit Pierre Assouline. On appelait cela le syndrome du XVIIIe. Ce jour-là, le siècle des Lumières fit une victime de choix, l’une des rares capables de lui rendre un hommage à sa mesure.» Moïse décide alors de bâtir un véritable écrin. Il ordonne la démolition de la demeure parentale et confie à l’architecte René Sergent le soin d’édifier une nouvelle résidence. Son but : réaliser un bâtiment qui sera la quintessence de l’esprit et de la lettre du XVIIIe. La distribution et l’agencement des pièces, l’organisation des volumes, obéissent à un seul impératif : la mise en valeur de sa collection. Aussi l’architecture intérieure doit-elle s’adapter aux exigences du mobilier, et la hauteur des fenêtres, se plier aux caprices des boiseries : «Une alcôve fut spécialement aménagée dans le grand salon pour accueillir le bureau à cylindre de Charles Saunier», indique Sylvie Legrand-Rossi. Sa passion pour le siècle des Lumières n’affecte cependant pas son mode d’existence. Homme de son temps, fasciné par le progrès technique, Moïse apprécie le confort de la vie moderne et aménage en conséquence salles de bains et cuisines dans son hôtel librement inspiré du Petit Trianon. Ce lieu permettait ainsi au comte, dont l’art de recevoir était incontesté, d’organiser de somptueuses réceptions. Quelques listes d’invités, plans de tables et menus  retrouvés dans le fonds d’archives  évoquent son goût de la gastronomie et des grands crus, qui lui valent de devenir membre du club des Cent en 1925.

 

Moïse de Camondo et son fils, Nissim, dans leur jardin en 1916.
Moïse de Camondo et son fils, Nissim, dans leur jardin en 1916.© Photo Les Arts Décoratifs, Paris


À la recherche des pièces les plus exceptionnelles
À partir de 1930, Moïse de Camondo organise régulièrement des déjeuners fastueux avec les membres de son club ou les personnalités du monde de l’art : conservateurs de musées, collectionneurs, antiquaires ou experts. Grâce à ces fréquentations, il profite des meilleurs conseils. De galeries d’antiquaires en salles des ventes, il ne cesse d’affiner son goût et de poursuivre ses acquisitions, à la recherche des pièces les plus exceptionnelles et les plus représentatives de l’art français de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Peu à peu, le «goût Camondo» devient une référence incontestée dans le domaine des arts décoratifs. Dans un souci de perfection et d’harmonie, le collectionneur s’attache à compléter des séries ou à réunir des paires de meubles ou d’objets d’art. Pour des originaux estampillés, il est capable de débourser des sommes folles. Il en sera ainsi jusqu’à sa mort. «Une collection d’une telle envergure, animée d’une telle ambition, est sans fin», commente Sylvie Legrand-Rossi. La découverte récente de plusieurs provenances royales salue la qualité de son œil. Au printemps 1914, après trois ans de travaux, l’écrin tant attendu est achevé. À sa mort, en 1935, Moïse le léguera à l’État. 

À voir
«L’art de vivre selon Moïse de Camondo», musée Nissim de Camondo, 63, rue de Monceau, Paris VIIIe, tél. : 01 53 89 06 50, http://madparis.fr - Jusqu’au 10 mars.
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