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Modigliani, le fantôme de l'homme à la canne

Publié le , par Vincent Noce

Le 9 février, la télévision publique canadienne a diffusé un documentaire retraçant les pérégrinations d’un portrait d’homme à la canne, peint par Amedeo Modigliani en 1918. Le tableau est revendiqué par le petit-fils du marchand d’art Oscar Stettiner, au motif qu’il aurait été spolié à Paris par les nazis. Initiée par...

  Modigliani, le fantôme de l'homme à la canne
 

Le 9 février, la télévision publique canadienne a diffusé un documentaire retraçant les pérégrinations d’un portrait d’homme à la canne, peint par Amedeo Modigliani en 1918. Le tableau est revendiqué par le petit-fils du marchand d’art Oscar Stettiner, au motif qu’il aurait été spolié à Paris par les nazis. Initiée par un de ces détectives privés dont le rôle et les appétits financiers ont pu parfois être critiqués, l’enquête a été reprise par la chaîne canadienne, en collaboration avec la chercheuse française Emmanuelle Polack et le consortium de médias enquêtant sur les «Panama papers». On a ainsi appris, en dépit de ses dénégations, que la mystérieuse société panaméenne détenant la toile appartenait bien au marchand d’art David Nahmad. Comme celui-ci n’avait pas été plus sincère dans ses déclarations aux ports francs, le tableau a été saisi à Genève en l’attente des procédures sur le fond, David Nahmad et son fils Helly continuant à plaider leur innocence. L’œuvre est passée deux fois en vente publique. Elle a refait surface en 2008 chez Sotheby’s à New York, où elle est restée invendue. Six pages du catalogue étaient consacrées à un fleuron de la vente, estimé plus de 20 M$. La compagnie, qui a décidément du mal à s’y retrouver dans les provenances, affichait cet étonnant historique : «(peut-être) Dutilleul ; (peut-être) Stettiner ; J. Livengood (Paris, acquis autour de 1940-1945, vente anonyme Paris).» Cette simple mention de dates n’a apparemment éveillé aucune inquiétude au sein de la maison de ventes. La notice est un tissu d’erreurs et d’omissions : le modèle est décrit comme le marchand de Modigliani Paul Guillaume, alors qu’il s’agit en fait de Georges Menier, héritier de la manufacture de chocolat. La personnalité du collectionneur Roger Dutilleul est longuement commentée, alors qu’aucun élément n’indique qu’il ait jamais eu la toile entre les mains. En revanche, celle-ci est nettement visible sur la reproduction d’une salle de la Biennale de Venise en 1930.

Étrangement, le descriptif ne mentionne pas la présence, au dos du tableau, d’une étiquette de la 17e Biennale

Il aurait suffi d’interroger les archives à Venise pour savoir que ce lot a été prêté par Oscar Stettiner et permettre de rectifier le mauvais numéro d’accrochage indiqué au catalogue. Étrangement, le descriptif ne mentionne pas la présence, au dos du tableau, d’une étiquette de la 17e Biennale, sur laquelle est encore visible le nom de Stettiner (qui semble avoir été gratté à une date inconnue). Enfin, John Livengood aurait pu difficilement acheter l’œuvre dans ces maudites années 1940, puisqu’il est né en 1952. Sa famille a confirmé que ce musicien en avait bien été le propriétaire. Surprise : il est le petit-fils d’un marchand d’art actif dans les ventes parisiennes sous l’Occupation, Jan van der Klip, qui a sans doute acquis le tableau dans la vente de liquidation de la galerie avenue Matignon, le 3 juillet 1944. Stettiner lui-même le lui a réclamé en vain, au lendemain de la guerre. À sa décharge, Sotheby’s reprend un historique encore plus lacunaire donné par Christie’s quand elle a adjugé le portrait, le 25 juin 1996, aux Nahmad, pour 2 M£ depuis, la cote du peintre a explosé. Mais, des années après la conférence internationale de Washington, qui posait en 1998 les principes en matière de spoliation artistique, cette petite histoire en dit long sur les manquements à la conscience professionnelle et éthique dont le marché peut parfois se montrer capable.

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