Conservées par sa sœur, les œuvres qui avaient échappé à la vente de la collection René Bertelé, il y a vingt ans, seront bientôt dispersées à Drouot. Un ensemble unique, enrichi par des livres exceptionnels de la collection Bernard Loliée.
Les œuvres de Michaux ne sont pas rares sur le marché, mais ici, la maison de ventes crée l’événement en réunissant des pièces majeures provenant de deux collections de référence : celles de René Bertelé et de Bernard Loliée. Soit deux grands noms du monde du livre réunis par une même passion pour l’artiste. René Bertelé (1908-1973), qui a créé les éditions le Point du Jour le 10 janvier 1946, fut le premier à publier Jacques Prévert, mais aussi Max Ernst et Henri Michaux ; il poursuivit sa tâche chez Gallimard en tant que directeur de collection à la Nouvelle Revue française, l’éditeur ayant racheté sa maison en 1949. Sa sœur et unique héritière, Geneviève Vallette, devait confier la dispersion d’une grande partie de sa collection aux enchères à Me Renaud, le 28 novembre 1997. L’expert de la vente, qui totalisa alors plus de 6,2 MF, était déjà Claude Oterelo, qui regrettait qu’elle ne cède pas, alors, certaines œuvres majeures de Michaux, Ernst et Prévert. «À l’époque, elle m’avait promis que ses enfants me recontacteraient en temps voulu.» Il a fallu attendre vingt ans, mais promesse a été tenue.
Les deux versants de la création
Pour l’autre provenance, on retrouve Bernard Loliée, grand libraire parisien et collectionneur. Alors qu’il a déjà cédé une large part de sa bibliothèque au fil de plusieurs vacations ces dernières années (ouvrages des XIXe et XXe siècles), il avait préservé ses ouvrages de Michaux, espérant les intégrer à une dispersion phare qui, de plus, ne serait pas étiquetée «surréaliste». En effet, si le poète est régulièrement associé à ce mouvement, il refusait d’y être assimilé, rejetant la suprématie et la domination d’André Breton. La succession de Geneviève Vallette fournit donc l’occasion attendue. Et comme le note Claude Oterelo, la vente joue sur la complémentarité des deux ensembles : «Alors que la vente Bertelé réunissait essentiellement des livres il y a vingt ans, aujourd’hui, ce sont uniquement des œuvres sur papier, tandis que Bernard Loliée nous a confié majoritairement des livres.» L’écriture et l’art, les deux versants de la création du poète. De nombreux dessins présentés seront inclus au catalogue raisonné, comprenant aujourd’hui autour de sept mille six cents œuvres répertoriées par Micheline Phankim, décédée en 2018, Franck Leibovici et Rainer Michael Mason. «Franck Leibovici [des Archives Henri Michaux, ndlr] connaissait l’existence de certains, mais ne les avait jamais vus encore», s’enthousiasme l’expert. Au catalogue, soixante-dix-huit numéros (pour une estimation globale de 700 000 €), dont soixante-cinq concernent Henri Michaux, avec des œuvres qui devraient susciter de belles envolées d’enchères. Claude Oterelo est très heureux de présenter Le Clown, mythique gouache sur papier de 1939 reproduite dans de nombreux ouvrages et catalogues d’exposition. «Claude Berri, qui était un grand amateur de Michaux, m’avait promis que si je sortais cette œuvre, il me l’achèterait 100 000 €», s’amuse l’expert. Mais l’homme de cinéma n’étant plus là, l’estimation est plus raisonnable, à 40 000/60 000 €.
Autre lot phare, Au pays de la Magie, une aquarelle sur papier (22 000/25 000 €) reproduite dans Peintures et Dessins. Le premier vers du poème publié en 1941 traduit ce visage inquiétant : «Là les malfaiteurs, pris en flagrant délit, ont le visage arraché sur-le-champ. Le Mage bourreau aussitôt arrive.» Ces deux précieuses feuilles, comme onze autres lots, affichent le pedigree René Bertelé. Les gouaches sur fond noir, réalisées entre 1937 et 1939, sont très rares sur le marché… six sont aujourd’hui proposées, provenant de la collection Bernard Loliée (estimées entre 5 000 et 12 000 €) ! Michaux les expose pour la première fois chez Pierre Loeb, en 1938. Franck Leibovici, dans un entretien donné à la revue de sciences humaines Tracés, en juillet 2018, éclaire ainsi l’intérêt du public : «Aujourd’hui, la majorité des demandes qu’on reçoit concerne les mescaliniens et les grandes encres, parce que ce sont les séries les plus diffusées, les plus populaires et les plus chères. Mais il y a quinze ans encore, les séries les plus demandées étaient les “fonds noirs” et les aquarelles de 1948. Les générations changent, les goûts changent, et désormais les “fonds noirs” et les aquarelles sont considérés comme quelque chose de plus élitiste, réservés aux connaisseurs.» Voyons quel sera le public qui enchérira ! Michaux concevait ses livres comme des objets très élaborés, souvent avec d’autres artistes, comme c’est le cas de Mes propriétés, dont la maquette a été conçue par Georges Hugnet et le volume enrichi de douze gouaches d’Oscar Dominguez (30 000/40 000 €) ou de Poésie pour pouvoir (1949), orné de lithographies de Michel Tapié (20 000/25 000 €). Cet exemplaire en habit de tek et de clous pourrait à lui seul symboliser la vente : issu aujourd’hui de la bibliothèque de Bernard Loliée, l’ouvrage porte l’envoi autographe d’Henri Michaux, «A René Bertelé que notre amitié exorcise les clous», et figurait dans la dispersion de novembre 1997…
Collages poèmes
On l’aura compris, le cœur de la vente est consacré à Michaux, mais René Bertelé possédait également ce collage de Max Ernst de 1921, titré et daté au verso de la main de l’éditeur : L’Oiseau de l’infini (80 000/100 000 €). Cette année-là, André Breton et René Hilsum invitent Ernst à exposer ses collages à la galerie Au sans pareil, à Paris. Suite à quoi, «Paul Éluard décide de lui rendre visite à Cologne, où il choisit parmi les œuvres que lui montre Max Ernst celles qui illustreront son recueil Répétitions, dont ce collage», nous apprend Daniel Oterelo. Et puis, l’on retrouve bien sûr Prévert et ses collages. René Bertelé les appréciait autant que ses textes : «Jacques s’exprime de plus en plus par les collages, comme il l’a fait par les poèmes. Moi je pense au fond que ses collages sont des poèmes. Et d’autre part on se rend compte maintenant que certains de ses poèmes sont un peu des collages de mots. En tout cas, l’esprit est le même.» Seront proposées deux œuvres très attendues, Il est né le divin marquis (6 0000/7 000 €) et Le Paradis terrestre (7 000/8 000 €). En 1997, un des lots vedettes était un ensemble de soixante-six dessins originaux à l’encre de Michaux, tous reproduits dans Mouvements, adjugé 550 000 F (110 000 € en valeur réactualisée), et la BnF avait préempté l’édition originale de Meidosems, augmentée du manuscrit complet, pour 118 000 F (23 500 € en valeur réactualisée). Est aujourd’hui proposé un autre exemplaire de cet ouvrage édité en 1948 par René Bertelé, cette fois enrichi de trois lithographies originales en noir ne figurant pas dans la publication (18 000/25 000 €). Vingt ans après, gageons que le succès sera toujours au rendez-vous.