La thèse d’Emmanuelle Polack fait l’objet d’un ouvrage qui vient d’être publié. Son sujet, le marché de l’art parisien sous l’Occupation, s’inscrit dans la lignée de la recherche sur ce sujet lancée ces dernières années.
Les recherches sur le marché de l’art dans la France occupée se sont intensifiées en France et en Allemagne. En témoigne l’ouvrage que vient de publier Emmanuelle Polack sur la question. Isabelle Rouge-Ducos, conservatrice en chef au musée Picasso, qui consacre ses études postdoctorales en particulier à la place de Drouot à cette période, en livre son compte rendu, en le replaçant dans le contexte de la recherche (voir page 28). Emmanuelle Polack, quant à elle, a accepté de répondre à nos questions sur le sens qu’elle a voulu donner à cette publication, en insistant sur la nécessité d’explorer les acquisitions poursuivies par les musées nationaux dans cette période sombre.
Comment avez-vous été conduite à rédiger ce livre ?
Tout d’abord, je me suis intéressée au parcours de Rose Valland, qui était attachée de conservation au musée du Jeu de paume, transformé en lieu de stockage des œuvres confisquées, principalement aux familles juives, par l’ERR (la section dévolue à la spoliation artistique, qui porte le nom de son commandant, Alfred Rosenberg, ndlr). Ce personnage m’a permis d’analyser les efforts réalisés par les musées nationaux pour sauver les collections publiques. En regard, je me suis rendu compte de l’ampleur sans précédent du pillage du patrimoine des familles juives. C’est un travail qui m’a conduite dans les archives au Getty, aux archives fédérales de Coblence, à l’Institut de l’histoire de l’art de Munich et, bien sûr, dans les archives en France. J’ai soutenu ma thèse de doctorat, intitulée «Le marché de l’art sous l’Occupation 1940-1944», en octobre 2017 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, devant un jury composé de Laurence Bertrand-Dorléac, Claire Andrieu, Philippe Dagen et Pierre Wat. Je poursuis ce travail dans un projet d’exposition au mémorial de la Shoah, qui se tiendra du 20 mars au 3 novembre.
Le livre reprend votre thèse, mais significativement réduite. Qu’avez-vous choisi de mettre de côté ?
Ma thèse doit compter quelque cinq cents pages en trois volumes. J’ai sans doute dû en couper les deux tiers. Plutôt que d’en enlever des parties entières, j’ai choisi de l’élaguer et de la rendre accessible à un plus grand public. Ma volonté était de dresser un panorama du marché de l’art pendant la guerre, de tenter de mieux appréhender cette économie déboussolée, d’identifier les différentes filières d’écoulement. Si quelques tableaux modernes ont bien été brûlés, les historiens de l’art allemands qui travaillaient au Jeu de Paume, de même que les marchands allemands et français, connaissaient parfaitement la valeur intrinsèque des œuvres proscrites par le régime nazi. Ils n’ont nullement hésité à sacrifier leur idéologie aux intérêts économiques. Ainsi des œuvres portant la mention vernichtet, «à détruire», se retrouvent-elles alors sur un marché dont les cours ont pu quadrupler par rapport à 1939.
Quelle place occupe alors Drouot ?
En ce temps de pénurie, on observe un afflux de marchandises. On trouve tout à l’hôtel des ventes : des timbres-poste aux belles bouteilles millésimées, en passant par les fourrures, le temps fort revenant aux tableaux, qui procurent de belles ventes aux commissaires-priseurs. On observe également un flux financier disponible. Les autorités d’occupation disposent d’énormément d’argent pour acheter. En l’absence de produit dans les magasins, elles se tournent vers l’hôtel Drouot. Et on note un changement de clientèle ; le marché est alimenté par des profiteurs du marché noir, des nantis de l’Occupation. Ils souhaitent transformer leur liquidité en œuvres décoratives, dans un goût que l’on pourrait qualifier de «petit-bourgeois». Enfin, une partie de la population est interdite d’accès «de manière absolue». Dès la matinée du 17 juillet 1941, les juifs en sont exclus. Le seul commissaire-priseur juif restant en place est Maurice Rheims, dont l’étude sera «aryanisée» en fin d’année. J’ai pu lire néanmoins des lettres de dénonciation qui attestent, peu ou prou, de leur présence dans les salles.
A-t-on une idée, pour l’hôtel des ventes comme pour chaque commissaire-priseur ou expert, de la part résultant de ce regain commercial et de celle de ventes proprement spoliatrices ?
Il m’est difficile de juger, car je fais de la micro-histoire. Je cite cependant le cas d’un commissaire-priseur comme Alphonse Bellier, habituellement secondé par l’expert André Schoeller, qui déclare six ventes de «biens israélites» sur une vingtaine pour l’année 1942.
On se rend compte que chaque cas est particulier. Faute de vision d’ensemble, peut-il y avoir des craintes de situations mal comprises, d’amalgames voire de faux procès ?
Loin de moi la tentation de me transformer en «Madame Épuration», ce qui était l’écueil d’un tel travail ! Je n’ai aucune volonté manichéenne, ni l’idée de jeter un quelconque discrédit. C’est vrai, j’ai fait le choix de donner le nom de tous les protagonistes, qu’ils soient marchands, commissaires-priseurs, antiquaires, experts ou bien encore conservateurs ; pour autant, ce n’est pas un livre à charge, mais une collecte des faits, rien que des faits. Ils parlent d’eux-mêmes. Il faut aussi noter que ce marché est porté par le commerce avec l’Allemagne. Les représentants des musées allemands, Hildebrand Gurlitt en particulier, missionné entre autres par la galerie de Linz, sont assis au premier rang des salles. Les commissaires-priseurs et les experts les aident notamment à obtenir les certificats d’exportation, qui sont délivrés par les musées nationaux. Autre sujet d’étonnement : pendant cette période, ceux-ci ne se privent pas d’acheter. Après la Libération, ils ont tenu une exposition, intitulée «Musées nationaux, nouvelles acquisitions réalisées entre le 2 septembre 1939 et le 2 septembre 1945». Elle a été présentée au musée du Louvre, du 28 septembre 1945 au 11 février 1946. Son catalogue permet de se faire une idée précise des legs, dons, mais aussi des achats réalisés dans la tourmente !
La France, qui est régulièrement accusée de traîner des pieds, peut-elle faire l’économie d’un examen de ses collections ?
C’était mon souhait de donner à mieux comprendre cette situation des biens spoliés, dont on déplore le retard dans la recherche de solutions justes et équitables. L’État français doit s’engager encore plus, en développant les recherches de provenance des œuvres acquises.
Parmi les victimes, vous consacrez une place particulière à René Gimpel, dont les tableaux font justement désormais l’objet d’un conflit avec les musées français…
Ce marchand à la classe internationale mérite un hommage particulier. Juif originaire d’Alsace, il a déployé son activité artistique de Paris à Londres et New York. Homme d’une grande intégrité, il affiche des positions anti-vichystes dès l’été 1940. Dénoncé par son confrère Jean-François Lefranc, René Gimpel a payé de sa vie tant ses prises de position courageuses contre le régime de Vichy que son appartenance à la communauté juive. Chaque parcours individuel est ainsi le moyen de se rendre compte de l’importance du pillage.
Vous évoquez aussi des galeristes moins connus, comme Pierre Loeb.
Pierre Loeb fut un découvreur de talents. La galerie Pierre était plus modeste que celle de Paul Rosenberg, mais n’en est pas moins aussi importante dans l’histoire de l’art. Traqué lui aussi par les ordonnances allemandes et les lois de Vichy, il a arrangé l’aryanisation de sa galerie en la confiant à un confère, puis s’est exilé avec les siens à Cuba, où il a rencontré Wifredo Lam. Lors de la Libération de Paris, seule l’intervention de Picasso permettra à Pierre Loeb d’obtenir la restitution de sa galerie.
Aujourd’hui, un chercheur de provenances peut-il travailler pour le privé sans risquer de biaiser la recherche ? D’autant que les bénéfices peuvent atteindre des montants considérables, qui sont prélevés sur les familles de victimes …
En l’absence de poste dans la fonction publique, il est évident qu’ils peuvent être salariés dans le privé. Il faut bien que la recherche soit financée. Mais la ligne rouge pour moi est la rémunération augmentée d’un pourcentage sur la valeur de l’œuvre. C’est un point de rupture.