«Il n’est d’éthique que du bien dire», disait Jacques Lacan, qui en savait quelque chose. Nous avons cette injonction en tête en reprenant la réflexion ouverte la semaine dernière sur les dérives de l’orthographe, si fréquentes dans le monde de l’art. Les excès de la féminisation des emplois et des titres suscitent bien des controverses. On parle beaucoup moins du spectre qui hante notre langue : l’américanisme, au prix non d’un enrichissement, qui serait bienvenu, mais d’un retranchement de sens. «Paris made for sharing» : avec ce slogan indigent attaché à la candidature aux jeux Olympiques, on ne s’étonnera pas de voir flotter sur cette vague notre maire(sse?), déjà réputé(e) pour son manque de culture et de goût. On est à peine surpris d’apprendre que ce cliché publicitaire a déjà servi à promouvoir des hamburgers découpés en tranches, ce qui en dit long sur la profondeur de la pensée régnant à l’Hôtel de ville. Une tendance plus sournoise encore se manifeste dans la translittération des alphabets orientaux. Le collectionneur russe Rybolovlev est ainsi prénommé partout Dmitri, alors que ses compatriotes Chostakovitch ou Levitsky ont gardé le prénom Dimitri, dérivé de la déesse grecque Demeter. Oum Kalsoum, l’étoile de l’Orient, devient Kalthum. Entraînée par l’Organisation internationale de normalisation, dont l’utilité est indéniable mais dont le nom même, dans des disciplines comme l’art et les lettres, fait frémir, la contagion s’est étendue aux noms géographiques : Bombay est concurrencé par Mumbai, le Katar a disparu et le Quatar perd son «u», on ne sait trop pourquoi, sinon cette obligation répétée de se plier à l’orthographe américaine. La langue est un instrument de pouvoir, les derniers à l’avoir oublié sont les dictateurs chinois, qui, dans leur grande entreprise de normalisation, ont voulu imposer Beijing en lieu et place de Pékin, mot né sous la plume des jésuites admirant ce pays et sa culture, qui se sont appliqués à partir du XVIe siècle à formuler la romanisation des sinogrammes. La chaîne sémantique s’étant brisée, on ne sait comment appeler les habitants de Beijing, sinon les Pékinois. Le manque de logique se retrouve dans l’appellation généralisée du «Louvre Abu Dhabi» : si l’on tenait à cette transcription anglo-américaine de la voyelle arabe correspondante, il faudrait alors écrire: «Luvre Abu Dhabi» (à noter cependant que le Louvre lui-même maintient sagement dans ses publications le nom d’Abou Dhabi). Les nouveaux systèmes de diffusion de l’information favorisent ces uniformisations. Évoquer les déboires de Dimitri Rybolovlev pourrait faire régresser un article dans la mystérieuse hiérarchie conduite par les algorithmes de Google. L’équipe de la candidature aux JO a souligné qu’il lui fallait présenter son dossier en anglais pour qu’il soit compris par la plupart des délégués. Les rencontres scientifiques, y compris celles liées aux arts plastiques, se déroulent en anglais, avec cet aspect cocasse que certaines conférences sont tellement mal prononcées par des savants italiens qu’ils en deviennent inaudibles. Internet impose des normes jusqu’à l’erreur. Le fabricant des faux Vermeer, van Meegeren, est prénommé Hans, au lieu de Han ; la pauvre Cendrillon, décidément attifée n’importe comment, est obligée d’aller danser avec des chaussons de verre ; la Joconde se retrouve affublée du prénom italo-américain de Mona. Cet esprit de système n’est pas seulement oublieux de l’histoire, il alimente aussi l’inculture de tous les jours.
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