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Lionel Sauvage, un collectionneur possédé par Watteau

Publié le , par Véronique Prat

Ce collectionneur français qui vit à Los Angeles est aujourd’hui devenu un remarquable connaisseur de l’art du XVIIIème siècle français et de Watteau en premier lieu. Fervent mécène, il aide de multiples associations à partager son enthousiasme.

PHOTO MAE KOO Lionel Sauvage, un collectionneur possédé par Watteau
PHOTO MAE KOO

C’est un vaste paysage animé d’une cascade tumultueuse dont on croit entendre le bruit tandis que les arbres alentour semblent bousculés par le vent. Malgré ce paysage escarpé, deux couples devisent sereinement au premier plan. Cette fantaisie champêtre, que l’on associe au thème de la fête galante, est plus poétique que mélancolique. Peut-être est-ce de là qu’elle tire son étrange beauté. Disparue depuis plus de trois siècles, son histoire nous est maintenant bien connue. Peinte par Antoine Watteau vers 1712-1715, elle passe alors dans la collection de son ami Jean de Julienne puis en Espagne où, par un jeu d’héritage et d’alliance, elle demeure jusqu’au début du XXe siècle. De retour en France, on perd à nouveau sa trace jusqu’en 2009. Intitulée La Chute d’eau, elle resurgit à Londres dans une vente chez Christie’s. C’est alors que Lionel Sauvage en fait l’acquisition. Jusqu’à cette date, cet ingénieur devenu financier ne collectionnait pas, mais le voilà gagné par le virus. Désormais, il va connaître la recherche de l’absolu, l’envie, l’attente, l’angoisse, la satisfaction de son désir… ces sentiments qui sont la destinée de l’amateur. Il se laissera tenter par une toile de Claude Gillot, un artiste surtout connu pour ses sujets inspirés de la comédie italienne, et plus encore parce qu’il fut le maître de Watteau. Tout naturellement, il se tournera aussi vers les émules du peintre de Valenciennes. Parmi eux, Jean-Baptiste Pater (Fête champêtre) qui, alors que les figures nues sont très rares chez Watteau, va se faire une spécialité des scènes de baigneuses avec un côté libertin correspondant bien au goût de l’époque, notamment celui de Frédéric II, qui posséda plus de 40 tableaux de sa main. Contemporain de Pater, auteur comme lui de mascarades, Nicolas Lancret figure aussi parmi les artistes préférés de Lionel Sauvage. Brillant coloriste, familier des scènes de genre qu’il peint d’une touche vive, il est de surcroît un excellent dessinateur (Jeune femme assise, où l’on retrouve la technique des trois crayons – sanguine, pierre noire, craie blanche –, mise à la mode par Watteau qui l’utilisa avec une liberté et un charme incomparables).
 

Antoine Watteau (1684-1721), La Lorgneuse, huile sur panneau, 32,6 x 23,8 cm (détail).
Antoine Watteau (1684-1721), La Lorgneuse, huile sur panneau, 32,6 23,8 cm (détail).

Comédie sentimentale
À ce stade, l’originalité de la collection de Lionel Sauvage s’impose avec évidence. Amateur – comme sa femme, Ariane, qui l’accompagne dans tous ses choix – de l’art du siècle des Lumières, il ne recherche pourtant pas les sujets mythologiques ou historiques mais les peintures qui constituent un genre à part, les fêtes galantes, propres à un moment de la peinture française : le premier tiers du XVIIIe siècle, à partir de 1717 quand l’Académie reconnaît cette discipline en hommage à Watteau, jusqu’à la mort de Lancret en 1743. Ces fêtes réunissent des couples d’amoureux rassemblés dans un paysage pour un concert champêtre, un spectacle de danse ou une représentation théâtrale. Mais c’est avec Watteau et son Pèlerinage à Cythère que ces scènes échappent à l’anecdote pour exprimer une mélancolie poétique admirable : «Lui seul, écrivent les Goncourt, a tiré des visions enchantées de son imagination un monde idéal […] ; il a bâti un de ces royaumes shakespeariens […], un de ces paradis galants que les Polyphile dressent sur le nuage du songe pour la joie délicate des vivants poétiques.» Watteau ne signait ni ne datait ses œuvres et il avait l’habitude de combiner les personnages de ses dessins de manière différente pour obtenir des groupes variés, reprenant une figure identique parfois à plusieurs années d’intervalle. Le sujet en lui-même n’a pas d’importance, il est toujours semblable, avec la plainte des violoncelles, le soupir
des flûtes, le bruit des cascades… Seule compte la manière enivrée de tendresse avec laquelle le peintre dit tout cela, seule importe la poésie de sa comédie sentimentale. Pour célébrer, après une cure de jouvence, la réouverture du musée de Valenciennes, ville natale de Watteau, Lionel et Ariane Sauvage vont lui faire don de
La Chute d’eau, le premier tableau du maître qu’ils avaient acquis. Le geste ne manque pas de panache. Cette œuvre, Sauvage l’avait fait restaurer, avait retracé son pedigree, consulté des spécialistes, et avait effectué une entrée remarquée grâce à elle dans le microcosme de l’art. Pour finalement s’en séparer… Il y a plusieurs sortes de collectionneurs : du cousin Pons au docteur La Caze, de Heini Thyssen à Sergeï Chtoukine, des Jacquemart-André à Peggy Guggenheim. Certains d’entre eux ne partagent pas. Pire : ils refusent de montrer leurs trésors. Lionel Sauvage au contraire est un collectionneur philanthrope. Il estime que les œuvres ne lui appartiennent pas, qu’il n’en est que le dépositaire. Membre actif des Amis du Louvre et des American Friends of the Louvre –  il aime à dire de l’institution que c’est «a Museum of the world for the world –, il n’hésite pas à s’investir dans des projets qui ne payent pas de mine mais s’avèrent utiles, comme la traduction en anglais des cartels du musée. Un budget de plusieurs millions d’euros. Sa générosité s’adresse aussi aux «friends» du domaine de Chantilly, aux Amis du musée des Arts décoratifs, aux Amis des amateurs de dessins de l’École des beaux-arts… À l’appui de sa passion pour la culture, qu’il entend faire partager par le plus grand nombre, Lionel Sauvage aime évoquer le très beau film de Frank Darabont, Les Évadés (The Shawshank Redemption), qui se situe dans une prison. L’un des personnages, un détenu, Andy Dufresne, pénètre un jour clandestinement dans le bureau du directeur et branche, sur le haut-parleur du bâtiment, un extrait des Noces de Figaro de Mozart. La musique se répand dans tout le pénitencier. «Pendant un instant, conclut Dufresne, tous les hommes se sont sentis proches les uns des autres, libres et apaisés.» «Seuls l’art et la musique ont ce pouvoir de sublimer l’humanité», confirme Lionel Sauvage.

 

Nicolas Lancret (1690-1743), Jeune femme assise, les bras croisés, pierre noire, sanguine, rehauts de blanc sur papier, 25,4 x 21 cm.
Nicolas Lancret (1690-1743), Jeune femme assise, les bras croisés, pierre noire, sanguine, rehauts de blanc sur papier, 25,4 21 cm.

Poétique évasion
Le mécénat peut prendre bien des formes. En novembre prochain, il organise au Petit Palais, en s’entourant d’une pléiade de spécialistes, un vaste colloque autour de Watteau et de son cercle. L’un des thèmes sera la peinture de paysage au XVIIIe. Au début de sa carrière, le peintre de Valenciennes fait de nombreux emprunts aux paysagistes flamands en étudiant l’importante collection que le trésorier de France Pierre Crozat a mise à sa disposition et, bien que n’ayant jamais fait le voyage en Italie, il s’inspire plus encore de l’art vénitien, qu’il traite avec des coloris très délicats et une atmosphère sensible, empreinte de poésie. De même, Rome et ses alentours, par la présence de ruines antiques et de panoramas pittoresques, lui offrent plus d’attraits que la campagne française. Les œuvres émanant de cette tendance suscitent une nouvelle école du paysage et mèneront à l’éclosion du romantisme. Dans le sillage de Watteau, les peintres Nicolas Vleughels et Charles Natoire, qui seront tous deux directeurs de l’Académie de France à Rome, feront la part belle à l’étude de la campagne italienne. Leurs œuvres vont avoir une influence certaine sur l’art d’Hubert Robert, puis de Fragonard, dont Lionel et Ariane Sauvage possèdent une rare suite de dessins de paysages de ruines et de vues de fantaisie au contenu sentimental, dont l’Escalier dans un parc d’Hubert Robert. Comment l’amateur passionné qu’est Lionel Sauvage s’est-il converti au XVIIIe siècle ? Après sa visite de la rétrospective Watteau à Paris en 1984, il est sous le charme de l’art du peintre. «Son univers m’est apparu comme une poétique évasion dans un monde enchanté, fait de paysages empruntés aux parcs en automne, peuplés de personnages élégants, inspirés d’une douce mélancolie», se souvient-il. «Par la suite, j’ai réalisé que la découverte des œuvres m’apportait plus de plaisir que leur possession. J’ai alors recherché dans les ventes, chez les marchands, les tableaux des artistes dits de “fêtes galantes”, Watteau et ses satellites, dont le succès ne se dément pas durant tout le siècle des Lumières. Et je me suis rendu compte que cette peinture qui a souvent été considérée comme gracieuse, mais aussi légère et frivole, ne se livrait pas aussi facilement qu’elle en avait l’air et méritait d’être qualifiée de “moment de perfection de l’art français”.»

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