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L’hôtel de Béhague, chef-d’œuvre éclectique

Publié le , par Manuel Jover

À Paris, la Roumanie peut s’enorgueillir de posséder «l’un des plus beaux palais de notre ville». Ainsi l’hôtel de Béhague était-il qualifié, du temps de sa splendeur, par le poète symboliste Henri de Régnier.

Le grand escalier, conçu par Walter André Destailleur. L’hôtel de Béhague, chef-d’œuvre éclectique
Le grand escalier, conçu par Walter André Destailleur.
© Justin Creedy Smith


En 1939, à la mort de sa propriétaire Martine de Béhague, comtesse de Béarn, le royaume de Roumanie achète l’hôtel particulier de la rue Saint-Dominique pour y transférer son ambassade, sise avenue de Wagram. Le lieu passera du train de vie ultra-mondain que menait la comtesse à l’état de quasi forteresse, bastion du nouvel état communiste jalousement replié sur lui-même. Tout change à nouveau en 1989, avec l’effritement du bloc communiste et la chute de Nicolae Ceausescu. Le palais est restauré, retrouve son lustre et ouvre à nouveau au public  pour autant que le permet une ambassade. Il est classé monument historique en 2003. Siège de l’ambassade, il est partagé avec l’institut culturel roumain qui y organise des événements et des manifestations. Mais revenons en arrière, en 1863 plus précisément. Cette année-là, la comtesse Amédée de Béhague, grand-mère de Martine, achète un terrain dans le «village» du Gros-Caillou, terre de maraîchers et d’artisans, que le percement du boulevard de l’Alma (renommé avenue Bosquet en 1864) transforme en beau quartier. Elle y fait construire un hôtel particulier qu’elle veut de style Louis XV, en accord avec ses collections d’art du XVIIIe siècle. Dans la cour même de ce «grand hôtel», elle fait aussi construire un «petit hôtel» pour son fils Octave. Grand bibliophile, ce dernier y aménage une précieuse bibliothèque, dite «bibliothèque ovale», pour abriter ses ouvrages. L’ensemble est l’œuvre d’un architecte alors très en vue, Hippolyte Destailleur (1822-1893), qui s’illustra notamment dans la restauration des châteaux de Courances et de Vaux-le-Vicomte. Il possédait une extraordinaire collection de dessins d’architecture et d’ornement, dont il s’inspirait pour créer ses nouveaux décors, et avait l’habitude de récupérer les boiseries des vieux palais, détruits lors des grands travaux haussmanniens, pour les réintégrer dans ses propres chantiers. Ainsi sut-il donner à l’hôtel de Béhague, entre pastiche et réinterprétation, un fort cachet d’authenticité.
 

La salle de bal, ou salon doré, et ses boiseries du XVIIIe siècle.
La salle de bal, ou salon doré, et ses boiseries du XVIIIe siècle.© Justin Creedy Smith


L’escalier de la Reine, à Versailles, comme modèle
En 1893, après la mort d’Octave, l’hôtel revient à sa fille Martine de Béhague, qui décide de (presque) tout changer. Elle fait démolir des pans entiers de la demeure, dont les parties restantes sont intégrées au nouveau bâtiment. Mais ces grands changements se font dans la continuité, puisque c’est Walter André Destailleur (1867-1940), fils d’Hippolyte, qui effectue ces «remaniements», toujours dans le style Louis XV. Tel que nous le connaissons aujourd’hui, cet hôtel entre cour et jardin date donc des années 1895-1904. Depuis la rue Saint-Dominique, on entre dans la cour, où un portique aux colonnes annelées donne sur un vestibule austère. Celui-ci mène à la galerie et au grand escalier construit en 1894-1895. Avec ses marbres polychromes et sa rampe en fer forgé et bronzes dorés, il est directement inspiré du fastueux escalier de la Reine à Versailles. Ce goût louis-quatorzien est un trait de l’époque : au même moment, Boni de Castellane édifiait, dans son palais Rose de l’avenue Foch, une réplique de l’escalier des Ambassadeurs. Le palier de l’étage n’est pas moins opulent, et très grand style avec son immense bas-relief de marbre blanc (il mesure quatre mètres de haut), où le sculpteur Jean Dampt (1854-1945) a figuré, à la demande de la comtesse, Le Temps emportant l’Amour, allusion probable à ses déboires conjugaux… De là, on accède, d’un côté, à la fameuse bibliothèque ovale, précieux écrin pour la collection de livres rares réunie par Octave puis par sa fille, qui en confia le soin à l’écrivain Paul Valéry. De l’autre côté se déploient les «grands appartements». La salle de bal, ou salon doré, de style néo-rocaille, est ornée de lambris parmi les plus beaux de l’époque Louis XV, intégrés avec art et complétés de peintures florales en dessus-de-porte.
Martine de Béhague, richissime propriétaire
Construite en 1904, la salle à manger est en lambris de marbre, dans le goût du Grand Siècle, et décline le thème marin. Dans sa niche de jaspe vert, la «fontaine de Neptune» est faite d’une double vasque en forme de conque, avec un masque de grotesque à barbe ruisselante, qui crachait de l’eau, servant probablement à rafraîchir les boissons. La table est décorée d’une frise de stalactites. Enfin, le thème aquatique est magnifié par la grande toile insérée dans le lambris et bordée elle aussi de stalactites : La Naissance de Vénus, un des premiers chefs-d’œuvre (vers 1731) de François Boucher, et seul témoin restant d’une collection qui comptait des tableaux et des dessins d’Antoine Watteau, Jean-Honoré Fragonard, Tiepolo, Francesco Guardi… L’accès à l’étage supérieur se fait par un spectaculaire escalier de bois, avec sa rampe composée de balustres anciens, flamands et français, et sa cage en boiseries du XVIIIe siècle. Il mène aux appartements privés de la comtesse, aujourd’hui résidence de l’ambassadeur. Martine de Béhague (1869-1939) était une personnalité du Paris de la Belle Époque. Muse inspiratrice de Marcel Proust, elle était passionnée d’art et recevait dans son hôtel nombre de grands artistes et d’écrivains. Richissime, elle collectionnait des œuvres de toutes provenances et de toutes époques, antiques, manuscrits médiévaux, arts d’Extrême-Orient, tableaux anciens, art contemporain, qu’elle dénichait, avec un goût très sûr, au cours de ses incessants voyages à travers le monde, à bord de son yacht Le Nirvana, ou qu’elle commandait à ses amis artistes. Car elle fut aussi mécène, soutenant en priorité des artistes du courant symboliste, tels que Jean Dampt, Carlos Schwabe ou Pascal Dagnan-Bouveret. Mais pas seulement.

 

La fontaine de la salle à manger, dans sa niche de jaspe vert.
La fontaine de la salle à manger, dans sa niche de jaspe vert.© Justin Creedy Smith


Le plus grand théâtre privé de Paris
La comtesse profita qu’une parcelle mitoyenne se libère pour l’acheter et y faire bâtir le plus important théâtre privé de la capitale. Cette «salle byzantine», construite en 1897-1898 par Gustave Adolphe Gerhardt (1843-1921) et Albert Trachsel (1863-1929) sur les indications de sa commanditaire, tire son nom de son plan inspiré des basiliques antiques et de son décor néo-byzantin : mosaïques à fond d’or, colonnes de porphyre… L’ambiance «religieuse» y était renforcée par la présence de la grande Cène de Dagnan-Bouveret (aujourd’hui au musée des beaux-arts d’Arras). Et par l’installation d’un orgue, en 1906. Cet instrument, le plus grand orgue profane de Paris, dû au facteur Charles Mutin (successeur d’Aristide Cavaillé-Coll), est muni d’une soufflerie hydraulique. Il est classé au titre des monuments historiques, mais attend une indispensable restauration. La «Byzance du Gros-Caillou «, comme ironisait Robert de Montesquiou, pouvait accueillir 600 spectateurs, et a été le théâtre de nombreux événements culturels. Les compositeurs Friedrich Gernsheim, Charles Marie Widor et Gabriel Fauré y jouèrent leurs œuvres, Isadora Duncan y dansa en 1909. Adolphe Appia y expérimenta ses conceptions théâtrales avant-gardistes, en complémentarité avec les recherches de Mariano Fortuny qui y installa sa «coupole» scénique, grande voûte textile diffusant les effets de lumière colorée. Même si elle a perdu le lustre que lui conféra Martine de Béhague  qui y déployait aussi ses collections , et même si elle attend elle aussi d’être restaurée, cette salle byzantine, si incongrue dans un palais de style Louis XV, accueille aujourd’hui encore des spectacles.

À voir
Ambassade de Roumanie, 123, rue Saint-Dominique, Paris VIIe, tél. : 01 47 05 10 46,
Visites lors des Journées européennes du patrimoine ou sur demande.
http://paris.mae.ro/fr

À savoir
Saison France Roumanie 2019,
Jusqu’au 16 avril en France 2019
,
du 18 avril au 14 juillet 2019 en Roumanie.
www.saisonfranceroumanie.com
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