Fruit d’un héritage, la céramique d’Émile Gallé s’épanouit entre faune et flore, tout en multipliant essais plastiques et formels, sur le chemin de l’explosion verrière future. Escales en chiffres.
Deux raisons valent mieux qu’une. L’exposition du musée de la Céramique de Rouen qui démarre ce jour («Émile Gallé, alchimiste de la terre et du verre»), ainsi que la réflexion de Sylvain Amic, directeur des musées de la ville normande «Qui se souvient aujourd’hui qu’Émile Gallé était également céramiste ?» (voir page 315) résonnent comme une double invitation à se tourner vers une facette moins connue de ce créateur protéiforme, fondateur de l’école de Nancy : l’art de la céramique. Et à contribuer à répondre au questionnement du conservateur : oui, il y eut bien un Gallé céramiste avant le verrier mondialement connu. Et aux enchères, même si les résultats sont plus modestes, de nombreux collectionneurs le recherchent pour leurs vitrines !
Créateur et homme d’affaires
Émile Gallé (1846-1904) tombe dès la naissance dans le chaudron bouillonnant des arts du feu. Son père Charles, peintre sur porcelaine de formation, devient un négociant avisé de céramiques et de verreries, puis, après son mariage avec Fanny, reprend le magasin de porcelaines et cristaux de sa belle-mère, Marguerite Reinemer. Tout naturellement, le jeune homme suit les traces familiales et se lance à son tour dans cette aventure commerciale, en lui ajoutant la touche artistique qui sera sa signature. Pour les céramiques, la famille sous-traite avec la manufacture de Saint-Clément jusqu’en 1876, puis avec celle de terres réfractaires de Raon-l’Étape. Parallèlement, elle ouvre un atelier de décor en 1873, fait fabriquer des pièces par la manufacture de Claire-Fontaine et la faïencerie de Choisy-le-Roi ; enfin, un four est construit dans l’atelier de la rue de la Garenne, à Nancy, en 1885, date à laquelle Émile succède à son père. La multiplication de ces centres de production l’amène à se poser la question de son rôle dans le processus de création. Le musée des beaux-arts de Nancy apporte la réponse, grâce à une note rédigée par Gallé en 1880, et intitulée «Comment Gallé établit les décorations qu’il fait appliquer à la céramique et au verre». On y apprend qu’il intervient à tous les stades. En effet, non content de fournir les formes dont il est juridiquement propriétaire , il réalise également des aquarelles accompagnées d’annotations précises quant à l’emploi des couleurs, des émaux et des feux, signalant même, pour plus de sûreté, les erreurs à éviter. Créateur et chef d’entreprise, Émile Gallé est un homme en avance sur son temps. Le musée d’Orsay, partenaire de l’exposition rouennaise, possède un important fonds de dessins préparatoires, réalisés par lui ou à l’atelier et sous sa direction, essentiels à la compréhension de son exigence créatrice. Ils sont dotés d’une valeur artistique propre. La Campanule carillon, une aquarelle à rehauts d’or de 1882-1884, est un modèle du genre, tout comme un album exécuté au crayon, à l’encre et rehauts de craie blanche, déposé au conseil des prud’hommes de Nancy le 19 septembre 1881, qui montre différents essais de formes. L’entrepreneur est prudent, il a payé pour apprendre, ainsi que le raconte l’histoire du service de table «Herbier» en faïence, dont un important ensemble de pièces était présenté chez De Baecque & Associés le 20 juin dernier, pour lequel 23 125 € ont été posés sur la table. Au nombre de cent en 1879, ses motifs naturalistes, inspirés de la flore locale, firent l’objet de l’un de ses tout premiers dépôts au tribunal de commerce de Nancy, le 3 juin 1869, acte renouvelé et amplifié en 1879. Avec sa fraîcheur savamment maîtrisée, ce service séduisait une large clientèle locale. Malheureusement, Gallé oublia l’une des démarches nécessaires à la protection de sa création, et ne put empêcher Keller et Guérin, propriétaires de la manufacture de Lunéville, de le copier… Par la suite, il ne négligea aucune étape afin de se protéger des imitations. De même, la construction d’un four en 1885 obéissait à une règle simple : pour pouvoir concourir aux expositions universelles, il lui fallait être fabricant à part entière. Les récompenses reçues dès 1889 lui donnèrent amplement raison.
La nature en embuscade
Un pichet zoomorphe figurant un cacatoès prenait son envol à 4 445 € chez Tessier & Sarrou et Associés, le 4 mai dernier. L’ouvrage résume l’inventivité de son auteur et pourrait avoir pour compagnon celui en forme de sauterelle du musée d’Orsay. Volatiles, poissons multicolores, coléoptères, chardons, orchidées, lotus ou encore campanules… tous sont attrapés dans son grand filet pour être librement réinterprétés et devenir qui un pichet, qui une coupe ou un vide-poche. Au début de sa carrière, Gallé marche dans les pas paternels, reprenant la tradition des motifs héraldiques ou rocaille chère à la Lorraine. Très vite, il la transforme et lui associe d’autres sources d’inspiration, allant puiser dans les recueils de Grandville (1803-1847) lithographe nancéien de renom, dont l’ouvrage Scènes de la vie privée et publique des animaux, paru en 1842, est encore dans tous les esprits et dans le japonisme tout nouvellement en vogue et si riche pour un artiste en quête de nature. C’est à Paris, lors de l’Exposition universelle de 1867, qu’il en reçoit le choc : la fascination ne le quittera plus. Le résultat est souvent spectaculaire, à l’image du vase «Les Lotus», dont une version de 53 cm ouvrait ses boutons à 18 200 € chez Ader le 3 décembre 2015. Par la complexité de ses effets de matière le décor paraît sculpté, fleurs et fruits étant rehaussés de feuilles d’or éclatées , il préfigure les spectaculaires verreries, certainement déjà en gestation et dont l’éclosion se fera au tournant du siècle. Dans les années 1880, Gallé est en pleine maîtrise de son style personnel, ayant parfaitement réalisé la synthèse des différentes influences explorées. Notons qu’il ne s’est jamais intéressé à la porcelaine et a essentiellement produit de la faïence stannifère, décorée avec de l’émail coloré. Ce technicien travaille sans relâche à l’amélioration de la pâte, multipliant les expériences : dessin des contours à la pointe du graveur sur verre, acide fluorhydrique pour patiner les ornements, meule ou roue pour entamer l’émail et faire apparaître les motifs. La fantaisie est également de mise, le goût pour le bibelot étant à son apogée. Chat et bouledogue apparaîtront facétieux en céramique émaillée jaune, avec des yeux en pastilles de verre et des cœurs bleus dessinés sur le pelage. Ce sont ces épreuves que l’on retrouve le plus fréquemment aux enchères, où elles sont disputées autour de quelques milliers d’euros : 7 650 € pour le canin le 14 novembre 2012 chez Aguttes, 3 150 € pour le petit félin chez Pescheteau-Badin le 27 mai 2016… Le «Grand-duc» posé chez Lucien Paris à 3 200 €, le 6 décembre 2011, en écarquillait tout ronds les yeux ! Dans les années 1890, avec lucidité, Émile Gallé s’interroge : «La céramique du jour est-elle vraiment pour un temps délaissée de la faveur des mondains par la mode, par dégoût des gargouillades, des surabondances ou par préférence pour d’autres matières, métaux ou verres ?». Il y répondra en abandonnant la faïence pour se tourner exclusivement avec le succès que l’on sait vers l’ébénisterie et, surtout, la verrerie.