La suprématie de la Tefaf ne se discute plus. La profusion de ces ides de mars ne l’a pas démenti. La foire bénéficie entre autres de la réputation de son vetting, qui repose sur cent quatre-vingts experts dans une trentaine de spécialités. Elle a pris la précaution supplémentaire d’écarter des votes ceux qui sont aussi marchands, par crainte des conflits d’intérêt. L’essentiel, cependant, réside dans la qualité personnelle de chacun et dans son intégrité. À la tête de ce contrôle, la Tefaf a nommé Wim Pijbes, ancien dirigeant du Rijksmuseum. Le même jour, à Maastricht, ce dernier nous affirme que les vérifications ne se limitent pas à l’authenticité des objets, mais s’étendent bien aux provenances. «Et, naturellement, ajoute-t-il, la foire n’a aucun intérêt, si elle veut maintenir sa réputation, à accepter des marchands douteux.» Pourtant, quand on lui cite le nom de certains, impliqués dans des scandales retentissants, il se rétracte. «Nous nous concentrons sur la Tefaf. Ce qui se passe en dehors reste dehors», lance-t-il d’un air crispé pour signifier que l’entretien est terminé. Manifestement, il faudra encore un effort… Une semaine plus tard, une messe s’est dite en l’église Saint-Sulpice pour Wanda de Guébriant, qui venait de s’éteindre à son domicile. Celle qui fut, quatre décennies durant, la spécialiste incontestée d’Henri Matisse, grande voyageuse devant l’Éternel, ne sortait plus guère de ce quartier qu’elle chérissait. Elle était restée discrète sur le mal qui l’avait reprise.
Un jour, cependant, elle laissa percer son désarroi, après avoir été atteinte par une crise d’aphasie consécutive à une thérapie, qui l’avait empêchée de prononcer les mots qu’elle avait en tête. Elle riait de sa propre déconvenue, mais il était facile de sentir que cette privation, si momentanée qu’elle fût, revêtait plus d’importance à ses yeux que les souffrances physiques qu’elle traversait alors. Sa parole gardait son prix quand elle donnait son avis sur les œuvres qui lui étaient présentées, d’une voix calme, petit sourire au coin des lèvres. Cette élégance pudique cachait une grande force et une résolution que tous ont soulignées lors de cet hommage. Depuis la disparition de la fille d’Henri Matisse, Marguerite, Wanda de Guébriant était la seule reconnue par la famille à accorder des authentifications. Jalouse de son indépendance de jugement, elle y avait posé comme condition de ne jamais être payée pour émettre un certificat. Elle prenait son temps, ce qui ne rendait pas toujours les ventes faciles. Les marchands pouvaient la craindre et même, pour certains, la détester. Elle exerçait de même une grande rigueur sur les droits à l’image, lui valant une fâcheuse réputation dans les médias. Mais elle se souciait bien davantage de cette éthique que de sa popularité. Les dernières années, elle attachait encore plus d’importance à la provenance. Si les documents manquaient ou ne la convainquaient pas, elle insistait sur les vérifications. Tout comme les héritiers Picasso, et tant d’autres, elle eut à traquer des œuvres ayant disparu des ateliers d’artistes, de garde-meubles, de leur famille ou entourage. En cas de provenance frauduleuse, Wanda de Guébriant préférait ne pas remettre de certificat. Les spécialistes et ayants droit ont raison de s’abstenir. Si tous ne relèvent pas le niveau de vigilance, les brigands de grand chemin risquent de prendre le dessus, sur le marché et sur l’héritage des créateurs.
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