Le 20 mars prochain, Alexandre Giquello poursuivra la dispersion d’une collection précolombienne new-yorkaise, un an après un premier épisode couronné de succès. L’occasion aussi pour le profane de découvrir des effigies surprenantes d’un monde disparu.
La lumière, modelée sur l’épiderme des figures de pierre, invente le sourire des dieux. Elle déchiffre les gravures, fouille les reliefs, accuse les intentions de forme. Pierres taillées pour célébrer l’ordre du temps, céramiques modelées selon l’âme de la lumière pour magnifier la vie, quels secrets gardez-vous, qui ne cessent de nous inquiéter ? Vous avez porté la laideur même au niveau du chef-d’œuvre : la vérité de sa violence nous émeut autant qu’elle nous fascine.» Ainsi l’expert Jacques Blazy ouvre-t-il le catalogue de la vente précolombienne prévue par Binoche et Giquello le 20 mars à Drouot. Cet échantillon est exceptionnel à plus d’un titre. Il provient d’une famille vivant à New York, qui a choisi Paris pour disperser les trésors d’une collection formée de 1980 à 2007, au décès de son fondateur. Elle a de plus permis à l’expert d’opérer lui-même une sélection des pièces qui lui semblaient les plus significatives.
L’univers maya
L’événement fait suite à une précédente dispersion, à Drouot le 31 mars 2017, qui a totalisé 3 M€ pour 67 lots (sur 68 proposés). Celle à venir en compte 81, pour une fourchette d’estimations allant de 4 000 à 300 000 €. Elle est axée sur l’univers maya et les cultures nées dans l’aire du Mexique, sans exclure d’autres périodes d’Amérique centrale et du Pérou. Elle comprend des objets nobiliaires aussi bien que des représentations populaires, comme une ronde de danseurs, de la culture Colima, ou des figurines de guerrier issues de l’ouest du Mexique des céramiques vieilles de deux millénaires et estimées quelques milliers d’euros qui vont ouvrir la séance. À ces représentations, on pourrait ajouter la saynète plus rare, de la même époque, d’un couple porté sur un palanquin (Jalisco, style d’Ameca, 20 000/25 000 €). «Plusieurs de ces objets ont été publiés, voire exposés, note Jean-Michel Hoppan, épigraphiste spécialiste de la culture maya au CNRS, mais ce qui semble remarquable dans cet ensemble est sa qualité artistique. Ce sont sans conteste des artistes qui ont réalisé chacun de ces objets.» Jacques Blazy ne retient pas son émotion devant les figures stylisées, qui trouvent une résonance dans nos esprits modernes. Par exemple, face à un petit masque en pierre mezcala (10 000/12 000 €), un vase funéraire en forme d’habitation d’époque Chavin (15 000/18 000 €), ou encore les personnages mi-hommes mi-animaux de la culture Paracas.
Bestiaire
Une nature féroce peuple ces représentations, appelée à ressourcer le pouvoir des humains. Le jaguar est omniprésent, sa tête gravée dans la serpentine, dans l’antique civilisation des Olmèques (10 000/12 000 €), ou modelée avec davantage d’exubérance sur un vase Guanacaste des années 1300 (20 000/30 000 €). Parmi ces céramiques à l’expression plus marquée, on pourrait citer un guerrier maya, venant de l’île de Jaina, coiffé d’une tête de cerf (80 000/90 000 €) et ce porteur colima d’une jarre, accroupi dans une position torse. Cette culture du sud-ouest du Mexique semble avoir apprécié les formes étranges, puisqu’elle se manifeste aussi dans un curieux chien à deux têtes (12 000/15 000 €). Ce populeux bestiaire s’étend à un vase Veracruz prenant la forme d’un singe (80 000/120 000 €), deux petits alpagas incas (10 000/15 000 €) ou encore un joug en forme de batracien (80 000/90 000 €). Autre rareté, une hacha en forme de crâne simiesque de la même aire. Improprement baptisés en raison de leur forme, ces objets en pierre répètent le harnachement des joueurs de balle, dont les compétitions trouvèrent leur apogée à l’époque classique.
Témoignages en péril
Mais le lot le plus cher (200 000/300 000 €) est une rame cérémonielle chincha, de la vallée d’Ica au Pérou, de la période du Xe au XVe siècle, qui a conservé un décor polychrome formé de pélicans et de personnages. Il s’agit en fait de poteaux funéraires, qui marquaient l’emplacement de sépultures de prestige. Celui-ci, nous indique Jacques Blazy, «est exceptionnel par son état de conservation, la couleur qu’il a gardée et une sculpture étonnamment inventive, ajourée et en relief. Généralement, ce type d’objets est moins ouvragé». Ces témoignages en bois ou en textile, jusqu’ici protégés par le climat désertique, sont en outre en voie de disparition, en raison de l’humidité apportée par les changements climatiques. Plus classique, une Vénus callipyge polychrome chupicuaro (120 000/150 000 €), a été exposée huit ans en prêt au Metropolitan de New York. Une statuette similaire avait atteint 225 000 € à la précédente session de 2017.
Mythologie
Les vases constituent l’autre moment fort de la vente. Plusieurs ont été publiés dans l’ouvrage de référence de Justin Kerr, The Maya Vase Book. Acquis par le collectionneur new-yorkais à la galerie bruxelloise Deletaille (les provenances sont détaillées au catalogue, lequel, par surplus de précaution, a été transmis pour information à l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels), un vase d’époque classique est estimé 150 000 à 200 000 €. Il figure deux jumeaux, héros de la mythologie maya, se présentant devant un dieu que les américanistes appelaient «dieu D», suivis d’un reptile anthropomorphe esquissant un geste de deuil. Ultérieurement, cette divinité fut identifiée comme étant l’aspect anthropomorphe de la «Principale divinité oiseau», un des nombreux avatars d’Itzamna, créatrice du monde et de l’écriture. «Les héros jumeaux sont quant à eux les victorieux joueurs de balle qui défièrent les forces de l’inframonde pour ressusciter sous la forme du maïs renaissant Hun Ixiim, leur père vaincu par elles», écrit Jean-Michel Hoppan dans le catalogue. Parmi les lots les plus prisés figure aussi un vase «codex» (150 000/200 000 €), sur lequel deux scribes sont dessinés au trait noir. Cette référence renvoie au style des images reportées sur d’anciens recueils écrits sur feuilles végétales, que les spécialistes ont appelé «codex». Cependant, en matière d’expressivité, rien ne semble dépasser le pénultième lot, une statuette maya (80 000/90 000 €) représentant, de manière inhabituellement crue, une scène d’autosacrifice, réminiscence des saignées que se pratiquaient les souverains pour féconder l’ordre de l’univers. «L’archéologie, les codex et les sources coloniales montrent l’importance de cet acte dans la religion maya», notaient Christine Philips et Maria Sala dans un ouvrage de 2014. Des aiguillons de raie et des lancettes d’obsidienne servant à ces saignées ont été fréquemment retrouvés dans des tombes. Ce rituel est généralement décrit sur un registre symbolique, ce qui souligne la rareté de ce personnage qui pousse un cri de douleur en se perçant le sexe.