Au cœur de la capitale irlandaise, non loin du Trinity College, l’ancienne bibliothèque devenue musée regarde vers l’Orient et les bouleversements de la culture universelle.
Dans l’ancienne tour de l’horloge du château de Dublin, se niche une importante collection réunie dans la première moitié du XXe siècle par un magnat de l’industrie minière : comme J. Pierpont Morgan ou Henry E. Huntington, à l’origine de grandes bibliothèques américaines, Alfred Chester Beatty (1875-1968) voulait constituer un corpus de livres rares et anciens, dans un esprit encyclopédique. « Je veux que ma collection ressemble à celle du British Museum, qu’elle soit faite de la même matière », disait-il. Au fil des ans, celle-ci a fini par acquérir un profil moins humaniste et occidental. Au fait de sa carrière, ce collectionneur ayant vécu successivement aux États-Unis, en Angleterre puis en Irlande possédait des mines en Afrique, en Asie et en Europe. Souffrant de problèmes pulmonaires, il passait les hivers au Caire, et s’est progressivement tourné vers l’Orient, comme on l’entendait alors, c’est à-dire des Balkans jusqu’au Japon. Au noyau dur « oriental » de sa collection, il a progressivement agrégé un fonds européen, plutôt italien et français. L’ensemble, environ 26 000 pièces, gravite autour du manuscrit au sens large : des tablettes cunéiformes et des papyrus rares, les plus anciennes versions de la Bible produites en Égypte entre le IIIe et le Ve siècle, des corans calligraphiés et ornés dans la péninsule Arabique ou au Caire, des livres enluminés ou des estampes orientales. Constitué en bibliothèque au sens traditionnel du terme, le fonds Chester Beatty a depuis changé de statut : influencée aussi par le marketing touristique, l’attention portée sur ses trésors a évolué pour afficher désormais une vocation muséale, les lieux réservant une place de choix aux documents imagés.
Entre la conquête de l’Ouest et la fin de l’Empire britannique
Né à New York, Chester Beatty a rapidement fait fortune : après avoir démarré au bas de l’échelle dans les mines de l’Ouest américain, cet ingénieur sera considéré au début du XXe siècle comme « le roi du cuivre ». D’abord basée à New York, sa société déménage à Londres en 1913. Depuis la capitale britannique, Chester Beatty étend progressivement son empire industriel à l’Afrique – la Rhodésie (actuels Zambie et Zimbabwe) et le Congo notamment –, puis à la Sibérie. À la tête d’une multinationale, il voyage beaucoup, quelquefois avec femme et enfants, et au fil des ans, lorsque son expérience de collectionneur s’affine, il s’attache aux cultures moyen-orientales, égyptienne ancienne, persane, ottomane et asiatique, toujours autour de l’écriture et des documents rares. À Londres, il se constitue un réseau d’experts et de connaisseurs, notamment parmi les conservateurs du British Museum, auquel il léguera 19 papyrus égyptiens. À une époque où cette connivence n’était pas considérée comme un conflit d’intérêt, il suit de près les mouvements et les ventes qui s’organisent autour des grandes collections muséales. Il construit ses ensembles par aires géographiques, mettant sur pied des fonds ottoman, persan, moghol, indien, tibétain, chinois, japonais, éthiopien, arménien, syriaque, hébraïque, des livres enluminés européens, ainsi qu’une très belle collection de tabatières orientales, et quelques autres objets rares, des kimonos, des céramiques et des sculptures en bronze.
L’Orient vu d’Irlande, une perspective originale
Portée à privilégier principalement son patrimoine culturel, du fait de son accession tardive à l’indépendance et de ses relations conflictuelles avec la Grande-Bretagne, l’Irlande n’a pas vraiment mesuré la valeur culturelle de Chester Beatty avant le début du XXIe siècle. L’ancien siège de la collection était une bibliothèque accessible à un petit nombre d’experts, tenue à l’écart des institutions culturelles nationales et du grand public. L’espace que l’on découvre aujourd’hui, relativement nouveau, vit une mutation, et le visiteur attentif devine les défis auquel ce musée est confronté : la nécessité de promouvoir des cultures lointaines, ouvertes sur le monde, dans une île qui cherche son identité à l’intérieur d’un espace géographique ramassé, et qui par ailleurs se trouve au cœur des forces centrifuges de l’économie mondialisée. Ici, les continents et les blocs historiques se côtoient dans un dialogue inédit, parce que l’Irlande n’a pas, comme la France ou l’Angleterre, de liens historiques avec le Moyen-Orient et l’Asie. Le cheminement tortueux de la collection, international puis local, son inscription dans l’histoire irlandaise récente, produisent un décentrement géographique et temporel du regard porté habituellement sur les œuvres orientales. Ce décalage déroutant mais stimulant, comme un rafraîchissement de l’histoire culturelle universelle, est précisément ce que l’Irlande peut offrir aujourd’hui, mais qu’elle peine encore à saisir ou à mettre en œuvre. Les experts du monde ne s’y trompent pas, ils rejoignent régulièrement les colloques promus par le musée. L’Orient de Chester Beatty offre des saveurs culturelles inédites, dont nous avons tant besoin aujourd’hui.