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Les trésors cachés de la Banque de France

Publié le , par Mylène Sultan

Les hasards de l’histoire ont permis à l'institution de constituer une exceptionnelle collection d’œuvres d’art, présentée dans les salons de l’hôtel de Toulouse, à Paris, dans des musées ou lors d’expositions.

Philippe-Claude Montigny, bureau plat et cartonnier, vers 1765, sous un dessus-de-porte... Les trésors cachés  de la Banque de France
Philippe-Claude Montigny, bureau plat et cartonnier, vers 1765, sous un dessus-de-porte de Boucher, dans le salon Fragonard.
© François Doury / Banque de France

Comment, vous marchez sur ces tapis de la Savonnerie ! » Il aura fallu l’exclamation indignée de Bernadette Chirac, en visite à la Banque de France du temps où son époux était président de la République, pour qu’enfin les deux grandes pièces commandées par Louis XIV pour la galerie du Bord de l’eau, au palais du Louvre, soient promptement roulées, ôtées de la galerie dorée et mises à l’abri. Avec ou sans ses pièces de la manufacture de la Savonnerie, la galerie est un témoignage de l’art français, tout en peintures mythologiques et boiseries dorées. Elle constitue le joyau de la Banque de France (voir Gazette n° 31 du 14 septembre 2018, page 156), installée dans l’hôtel de Toulouse, bâti au XVIIe siècle par François Mansart pour Louis Phélypeaux de La Vrillière, secrétaire d’État de Louis XIII. Lors des Journées européennes du patrimoine, 16 000 visiteurs découvrent cette noble demeure, située à deux pas du Palais-Royal, et arpentent les salons de réception qui regorgent de tableaux, de meubles précieux, de grandes pièces d’orfèvrerie, de lustres cascadant en pendeloques de cristal… Ici un cartel en bronze doré artistiquement déchiqueté dans le style rocaille, là un grand vase de forme antique en serpentine, ici encore un grand déjeuner en vermeil, des pendules sophistiquées, des consoles à plateau de marbre ou reposant sur des jarrets de lion en bois doré. L’origine de ces objets d’art est souvent prestigieuse : telle commode à l’antique en acajou a été commandée par Caroline Murat pour orner la chambre de parade de l’Élysée, un lion de bronze possède son jumeau au château de Fontainebleau, tel service en porcelaine a été réalisé par la manufacture de Sèvres pour Chateaubriand lorsqu’il était ambassadeur à Rome… Ils sont signés des meilleurs artisans créateurs, horlogers, bronziers ou ébénistes, dont André Charles Boulle, Jean-Henri Riesener, François Honoré Jacob (Jacob-Desmalter), Roger Vandercruse, ou Philippe Claude Montigny. « Déambuler parmi ces œuvres d’art, c’est comme visiter un très beau musée des arts décoratifs », estime l’expert Alexandre Pradère. Sauf que l’hôtel de Toulouse n’est pas un musée, mais un lieu ouvert aux réceptions, où l’on tremble lorsque les invités du gouverneur s’assoient sur les tabourets en cuir du duc de Penthièvre…
 

Surtout de table dit de Masséna, époque Empire ou Restauration, devant une tapisserie flamande du début du XVIIe siècle. © François Doury/
Surtout de table dit de Masséna, époque Empire ou Restauration, devant une tapisserie flamande du début du XVIIe siècle.
© François Doury/Banque de France


La part du hasard
« La plupart des pièces ont été acquises dans les années 1920, explique Arnaud Manas, chef du service du patrimoine historique et des archives à la Banque de France. Pour des raisons de prestige bien sûr, mais aussi pour effectuer des placements. En effet, la libre convertibilité de l’or ayant été supprimée en 1914, la Banque ne peut plus placer ses réserves en métal précieux. Elle investit donc dans la pierre et dans les œuvres d’art. » Initiés par Georges Robineau, gouverneur de 1920 à 1926, et supervisés par l’architecte Alphonse Defrasse, les achats d’œuvres du Grand Siècle se multiplient, lors de ventes prestigieuses ou auprès d’antiquaires réputés – Jansen, Seligman, Baguès, Wildenstein ou Guiraud – qui aménagent alors les grandes demeures bourgeoises de la plaine Monceau. En quelques années, ils atteignent l’équivalent de 20 M€. « Ces acquisitions dénotent un goût très sûr, constate Alexandre Pradère. Une gageure à une époque où le marché était envahi de faux ou de meubles modifiés. » Ce sont aussi les hasards de l’histoire qui ont fait la richesse des collections de la Banque de France. L’une des plus belles œuvres de Jean Honoré Fragonard, La Fête à Saint-Cloud, est ainsi acquise lors du rachat, en 1806, de l’hôtel Marchal de Sainscy. Se trouvaient également là trois tableaux de Francesco Casanova. « Ils ont failli être vendus, rapporte Arnaud Manas, mais les gouverneurs étaient attachés à leur décor, et ils ont donc été conservés. » De belles surprises attendent encore les dirigeants de l'institution, qui déménagent en 1811 dans l’hôtel de Toulouse. Ils découvrent ainsi la merveilleuse galerie dorée (en très mauvais état) et, dans les appartements vides qui lui font face, deux délicats dessus-de-porte : Sylvie guérissant Philis piquée par une abeille et Aminte délivrant Sylvie surprise par un satyre peints par François Boucher en 1755. « Des scènes classiques pour aristocrates “dégénérés”, sans intérêt pour les révolutionnaires ! », commente en souriant Arnaud Manas. Aujourd’hui, elles sont parmi les plus précieuses de la collection.

 

Grand tapis de la Savonnerie pour la Galerie du bord de l’eau, 1668-1669, d’après un dessin de Charles Lebrun. © Phlippe Jolivel/ Banque d
Grand tapis de la Savonnerie pour la Galerie du bord de l’eau, 1668-1669, d’après un dessin de Charles Lebrun.
© Phlippe Jolivel/ Banque de France


Prêts aux musées
Autre trésor patrimonial majeur : les quatre tapisseries en laine, soie et or des « Triomphes marins », réalisées vers 1697 sur un dessin de Jean Berain, ornemaniste du roi. Achetée à la vente François Coty de 1936, cette tenture aux couleurs exquises illustre avant l’heure l’esprit des acquisitions actuelles, qui se font ratione loci, ratione personae, c’est-à-dire en cohérence avec le lieu ou le personnage. Ainsi, les héros de cette grotte sous-marine féerique ne sont autres que Madame de Montespan (en Vénus), commanditaire de l’œuvre, et son fils Louis Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse (en Énée). En 1713, ce bâtard légitimé de Louis XIV rachète l’hôtel de La Vrillière, lui donne son nom, et le fait redécorer par Robert de Cotte. « Le plus savoureux, c’est que les motifs de la tenture des "Triomphes marins" ont servi de modèles aux boiseries sculptées de la galerie dorée, où l’on trouve force coquillages, ancres marines et crustacés rappelant la charge d’amiral de France du comte de Toulouse », souligne Arnaud Manas. Cette tenture se trouvait à l’entrée de la galerie dorée, tout comme le baromètre et le thermomètre en marqueterie et bronze doré réalisés par André Charles Boulle en 1720, achetés au début des années 2000 pour 12 M€ et présentés dans la salle à manger. « Notre vocation n’étant pas d’ouvrir au public, nous prêtons beaucoup, précise toutefois Arnaud Manas. Ainsi des fameux tapis de la Savonnerie : l’un se trouve désormais accroché dans une period room au Louvre, l’autre bénéficiant d’une mise en scène spectaculaire à hôtel de la Marine, place de la Concorde. » Autres dépôts importants : la chambre du duc de Gaëte, gouverneur de la Banque de France entre 1820 et 1834, installée dans l’appartement de l’Empereur au château de Rambouillet ; un pot à oille en argent dessiné par Charles Percier, exposé au château de Fontainebleau ; le portrait de Louis XIII par Philippe de Champaigne, désormais au musée de Grenoble ; celui de Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre, duchesse d’Orléans, par Élisabeth Vigée Le Brun, parti au musée d’art Roger-Quilliot de Clermont-Ferrand juste après avoir été acheté en 2015.
La main à la poche
La Banque de France sort aussi régulièrement son portefeuille pour aider de grandes institutions culturelles à acquérir des œuvres d’intérêt majeur ou éviter qu’elles ne quittent le territoire, parfois sur injonction plus ou moins discrète de l’Élysée ou de Matignon. Ce fut le cas pour l’achat d’un Rembrandt – payé 80 M€ – en 2015, vivement critiqué par la Cour des comptes. Favorisé par une disposition fiscale très avantageuse instaurée en 2002, ce mécénat est désormais strictement encadré. Préférant prêter plutôt que garder dans ses réserves, l'institution ne se dépouille pas complètement pour autant, loin s’en faut. La Fête à Saint-Cloud est ainsi rarement exposée : le tableau est fragile et fait partie de la maison. Sa collection numismatique, l’une des plus riches au monde, sort peu de la salle des coffres. Exception notoire : les sept médailles d’or fin qui appartenaient à la collection de l’Empereur seront prochainement exposées à La Villette, posées sur un monticule de… 2 021 napoléons ! Un des trésors sonnants et trébuchants de la Banque de France, qui sera installé dans une vitrine blindée aux mécanismes sophistiqués, dignes d’un Indiana Jones.

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