En mars 2009, Pierre Bergé fit encore parler de lui. Il fit décrocher le quatuor de portraits d’Yves Saint Laurent qu’il avait accepté de prêter à l’exposition Andy Warhol alors qu’elle débutait au Grand Palais. Il les avait commandés à l’artiste new-yorkais, dont la créativité l’avait séduit, en 1972, alors que le couple commençait à former une collection d’art. Yves Saint Laurent en fut tellement heureux qu’il lui en demanda un cinquième. Celui-ci, le meilleur de la série, dans lequel Warhol sut capter la mélancolie de l’homme, en couleurs assourdies, Pierre Bergé l’a toujours conservé derrière son bureau. L’exposition était une calamité, au point que le directeur du musée Warhol de Pittsburgh, qui avait consenti des prêts importants, s’était abstenu de venir à l’inauguration. Comble d’inélégance, le commissaire avait accroché les portraits d’Yves Saint Laurent sous une rubrique stupidement appelée «Glamour», à l’enseigne des «marchands de chaussures». Il fallait vraiment méconnaître Pierre Bergé pour penser qu’il resterait sans réaction devant tant d’indélicatesse. Pourtant, dans un pays où l’institution publique se targue de son indépendance, ce coup de colère fut mal apprécié. Comment un riche prêteur pouvait-il prétendre s’arroger un droit de regard sur le contenu d’une exposition ? Il est pourtant illusoire de s’extraire de l’influence des prêteurs, même si de tels différends se règlent généralement dans la discrétion. Les cas les plus délicats portent sur l’attribution. Quand la National Gallery monte une rétrospective Léonard de Vinci, elle est obligée d’inscrire le nom de l’artiste sur le cartel d’une Madone prêtée par l’Ermitage, alors même que le catalogue expose toutes les raisons de douter de cette attribution. On aurait difficilement vu le prestigieux musée impérial confier un Léonard à une exposition-phare pour le voir exhiber avec un point d’interrogation infamant et revenir comme un possible Boltraffio. La même dispute de paternité, portant cette fois sur des tableaux du Prado, a perturbé en 2016 la rétrospective Jérôme Bosch à Bois-le-Duc. Les historiens de l’art auraient de légitimes raisons de croire que, en de telles occurrences, il reviendrait de défendre l’intégrité de leur discipline. Pourtant, Pierre Bergé avait raison. Un commissaire devrait à tout le moins montrer le respect envers le prêteur, car il porte aussi l’histoire de l’œuvre. Sans parler de ses droits juridiques, un tableau n’est pas seulement une image promise à la délectation des esthètes et au jugement désincarné des grands experts. Il est aussi l’histoire propre d’un bien matériel, de sa création, de sa réception à travers les époques, des rêves ou des cauchemars qu’il a su faire naître dans les esprits. Certes, un commissaire peut être appelé à résister aux exigences, dès lors qu’elles entameraient son propos. Mais la politique la plus intelligente consisterait à entendre la voix des prêteurs pour l’embrasser dans la vision de l’exposition. En France (la presse nous le montre tous les jours), il est de mauvais goût de critiquer une exposition. Pierre Bergé abhorrait le consensus. Depuis, le Grand Palais a multiplié les ratages. Les grands musées se détournent à nouveau de lui au moment où il va être appelé à fermer pour travaux. Personne ne semble s’en soucier. Décidément, la voix de Pierre Bergé va nous manquer.