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Les retrouvailles d’un Christ roman et de sa mère

Publié le , par Sarah Hugounenq

Une Vierge romane cachée dans un tonneau, un Christ illégitime classé monument historique, un appartement auvergnat et un commissaire-priseur avisé, tels sont les ingrédients d’une redécouverte importante de la sculpture bourguignonne, témoin du dialogue fructueux entre acteurs du marché et Etat.

Bourbonnais (Allier), première moitié du XIIe siècle, Christ en majesté, ronde-bosse... Les retrouvailles d’un Christ roman et de sa mère
Bourbonnais (Allier), première moitié du XIIe siècle, Christ en majesté, ronde-bosse en noyer avec traces de polychromie, 46,3 11,4 x 15 cm.

Dans l’église Saint-Julien de Meillers, petit bourg de cent trente âmes à l’ouest de Moulins, l’inventaire établi en janvier 1794 laisse entrevoir les ravages du vandalisme révolutionnaire : « Toutes les statues et chose[s] contraire[s] et affectant fanatisme seront détruites et brûlé[e]s au pied de l’arbre de la liberté.» En ces temps troubles, sa Vierge romane qualifiée d’« unicum dans le corpus des Vierges auvergnates » par Pierre Taillefer, conservateur des monuments historiques de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, non seulement réchappait miraculeusement à cette expédition punitive, mais se destinait à une histoire hors du commun. À l’automne 2021, Me Bernard Vassy, commissaire-priseur à Clermont-Ferrand appelé sur un dossier de succession, pose son regard sur un Christ assis, orphelin, en bois polychrome. « Il s’agissait d’un appartement classique de la ville, dont les héritières souhaitaient vendre le contenu. Je me suis exécuté. Mais il y avait ce petit Christ qui m’interpelait. Quelque chose me dépassait. À la fois très archaïque et très stylisé, il me faisait penser autant à l’art byzantin qu’à Modigliani ! Je n’ai donc pas voulu le vendre et l’ai gardé assis en face de moi pendant deux mois, espérant que la vérité s’impose. J’ai fini par me résoudre à contacter le cabinet d’expertise Sculpture et Collection, avec qui je n’avais jamais travaillé mais dont je connaissais la rigueur », se souvient le commissaire-priseur. Experte en sculpture ancienne, Élodie Jeannest de Gyvès se penche donc sur cette énigme. L’iconographie de l’Enfant bénissant, pour compléter une Vierge en Majesté, est une formule particulièrement chérie en Auvergne et dans ses régions limitrophes ; pour preuves, une Vierge en or de 946 –aujourd’hui détruite – de la cathédrale de Clermont-Ferrand, et la Vierge noire du Puy-en-Velay, moteur du regain du culte marial. « Tout en se distinguant des Christ auvergnats, celui-ci est un rare témoignage dans le Bourbonnais d’une sculpture en ronde bosse en bois polychromé directement influencée par l’art roman bourguignon, explique l’experte. Or l’église Saint-Julien, par sa position géographique, a très certainement bénéficié de la présence d’artistes ayant travaillé sur les grands chantiers bourguignons du début du XIIe siècle, ceux de Saint-Menoux ou de Souvigny… On retrouve sur notre Vierge et sur le Christ découvert des similitudes frappantes avec la sphère bourguignonne : étroitesse, corps légèrement penchés en avant, visages allongés, soin du traitement des drapés et de la chevelure similaire à une œuvre d’orfèvrerie.» Si la provenance n’était pas encore attestée à ce stade, un fait s’imposait pour elle : « Ce Christ peut être considéré, par sa datation et sa grande qualité plastique, comme l’un des plus beaux enfants Jésus provenant d’une Vierge à l’Enfant d’influence bourguignonne en bois polychromé, de la période romane, encore conservé.»
 

Le commissaire-priseur Bernard Vassy, le jour de l’essai de correspondance de la Vierge et du Christ.
Le commissaire-priseur Bernard Vassy, le jour de l’essai de correspondance de la Vierge et du Christ.

Une histoire à rebondissements
Une fois les similitudes stylistiques posées, manquaient les preuves matérielles d’un lien entre une Vierge romane déjà flanquée d’un Jésus sur ses genoux, et ce Christ assis en déshérence. Après avoir également mis en évidence l’utilisation pour les deux sculptures de la même essence de bois – le noyer –, une datation similaire au carbone 14 et la cohérence des traces de fixation ancienne de l’Enfant – correspondant à celles sur les genoux de la Mère –, la spécialiste s’est tournée vers les services de l’État. « Il faut souligner la formidable coopération qui s’est mise en place avec la DRAC, où un travail remarquable de recherche et de documentation a permis d’aider à la connaissance de cette sculpture au profit d’une redécouverte importante pour l’art français, ce jalon qui manquait dans la sculpture romane bourguignonne », insiste Élodie Jeannest de Gyvès. Fort d’archives exhumées sur l’église de Meillers, Pierre Taillefer apprend qu’en 1850, l’archéologue Anatole Dauvergne (1812-1870) annonce avoir découvert dans un tonneau de cendres et de plâtre de l’église une Vierge en bois assise du XII
e siècle. Les vicissitudes de l’histoire l’auront séparée de son Enfant, que les inventaires du ministère de la Culture mentionnaient en 2022 comme ayant probablement disparu dans les flammes. Une réplique moderne du Jésus vient compléter la Vierge en majesté avant 1907, date du classement de l’ensemble au titre des monuments historiques, par-delà l’anachronisme des figures. Pourquoi la mère et l’Enfant furent-ils séparés ? Tous les acteurs du dossier se perdent en conjectures. Était-ce une manière de brouiller les pistes des révolutionnaires et améliorer les chances de sauvegarde ? Ou, plus prosaïquement, le tonneau était-il trop petit pour accueillir les deux figures ? Toujours est-il que malgré la reconstitution d’un Jésus adoptif, le couple maternel n’en avait pas fini avec les turpitudes du temps. À l’automne 2007, le voici dérobé au cours d’un pillage de plusieurs églises bourbonnaises… La Vierge est retrouvée la même année rue de Tocqueville, dans le 17e arrondissement de Paris, mais encore une fois sans Enfant ! Ce dernier ne réapparaît que six mois plus tard, au Havre, dans un container. « Ce Jésus a eu une vie auquel il n’aurait jamais pu rêver ! observe d’un ton amusé Bernard Vassy. Sans aucune valeur, il est conçu bien maladroitement pour combler une absence, puis est classé monument historique, avant d’être dérobé et prêt à être envoyé à New York ! Qui sait ce que l’avenir lui réserve encore ? » Sous ses airs de boutade, la question ne manque pas de sérieux.

Deux cent trente ans après en avoir été séparé, le Christ retrouvera les genoux de sa mère en son église

Un Christ illégitime
Maintenant qu’est identifié le Christ originel, dont l’instance de classement n’est qu’une affaire de temps, se pose le problème du devenir de ce frère adoptif illégitime. À contempler l’Enfant de substitution et le Christ retrouvé, la filiation s’impose. Le premier, poupon et malhabile, tentant vainement de reprendre la stylisation du plissé de la tunique de sa mère, contraste avec les caractéristiques communes du Christ originel et de la Vierge : corps longiligne, nez fin et aquilin, menton épais et arrondi, pommettes hautes et saillantes, sourire énigmatique… Grâce à ces efforts de recherche et à la mobilisation financière de plusieurs organismes privés et publics, dont la Fondation du patrimoine, deux cent trente ans après en avoir été séparé, le Christ retrouvera, on l’espère, les genoux de sa mère en son église, à compter de l’été 2023. « Je tire de cette affaire, la plus belle satisfaction professionnelle que peut avoir un commissaire-priseur : une identification qui n’a aucune fin financière mais aboutit à la redécouverte d’un élément de monument historique ! J’ai joué mon rôle : ne pas faire partir en vente un élément dont rien n’indique que la DRAC aurait pu retrouver l’histoire à temps sans cette demande d’expertise. La preuve en est, s’il y avait encore besoin de le démontrer, que nous ne sommes pas les marchands du Temple ! » lance plein d’humour et de fierté Bernard Vassy. Il faudra désormais se pencher sur l’opportunité d’une opération de restauration pour redonner à l’ensemble une cohérence esthétique. Le badigeon sombre de la Vierge contraste fortement avec la teinte plus authentique du Christ, dont les traces de polychromie originelles sont encore visibles. À les contempler ensemble, il apparaît clairement qu’ils n’ont pas vécu la même histoire. Le mystère est encore entier : aucun élément ne permet pour l’heure de trouver des indices sur les pérégrinations du Christ roman depuis la Révolution. Mais cette énigme sera-t-elle jamais résolue ?

 

La Vierge de Meillers avec le Christ moderne, ajouté avant 1907.
La Vierge de Meillers avec le Christ moderne, ajouté avant 1907.
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