Une plongée dans l’historique des œuvres de Thomas Kaplan, présentées au Louvre, montre à quel point la réputation de cette peinture a connu des hauts et des bas à travers les siècles.
Thomas Kaplan a formé sa collection en un temps record : plus de deux cents peintures hollandaises et flamandes rassemblées en treize ans. Cet amateur boulimique a donc dû se frayer un chemin dans les arcanes du marché de l’art, bien aidé par les conseils dont il a su s’entourer ainsi que par des moyens financiers hors norme (voir Rencontre, page 12). Un survol des ventes qui ont scandé la vie de ces tableaux témoigne des nettes évolutions du goût et de l’histoire de l’art. Éliézer et Rébecca au puits de Ferdinand Bol, que ce collectionneur vient d’offrir au Louvre, avait ainsi été cédé en 1812 à Amsterdam pour la somme minime de 35 florins, deux siècles avant de décrocher 1,3 M€ en juin 2009 à Versailles, par les soins de Perrin-Royère-Lajeunesse. La Minerve de Rembrandt, une de ces déesses en grand format auxquelles il s’est attaqué dans la période clé de son installation à Amsterdam, est un autre exemple de ces aléas. Lord Summerville a tenté par trois fois de la mettre aux enchères, en 1818 et 1819 à l’European Museum. En vain. Sa descendante parvint à s’en débarrasser en 1924, à Bath, pour 6 200 guinées. Ayant fait le tour du monde, elle fut adjugée 125 000 £ en 1965 chez Sotheby’s à Londres. Entrée dans la collection d’Anténor Patiño, elle a été acquise dix ans plus tard par le baron Marcel Bich à une vente d’Ader-Picard-Tajan, au palais Galliera, pour 1,2 MF. Ce qui approche le million d’euros d’aujourd’hui.
Des changements d’attribution fréquents
Le regard changeant porté sur la peinture hollandaise est encore plus manifeste pour Femme au perroquet. Cette œuvre maîtresse de Frans van Mieris à l’exécution tellement fine qu’une restauration malencontreuse il y a quelques années en a effacé la signature et la date (1663) et qui eut un grand impact auprès des artistes de son temps, appartenait à la collection royale de Bavière. Mais celle-ci jugea bon de s’en débarrasser en 1936, à une époque où ce réalisme était passé de mode. Obtenant 155 000 $ chez Sotheby’s à New York en 1975, elle fut achetée en 2008 par Johnny van Haeften au prix conséquent de 3 625 000 £ aux enchères à Londres. Deux ans plus tôt, ce marchand avait trouvé pour dix fois moins, chez Lempertz à Cologne, Le Chat couché sur le rebord de fenêtre d’un atelier d’artiste par Gerrit Dou. Une œuvre signée et datée 1657 dans laquelle le peintre de Leyde démontre tous ses talents d’illusionniste, avec l’humour qui relève ces scènes de genre. Elle provenait du musée de Dresde avant le partage des collections entre familles régnantes dans les années vingt, au moment de la formation de la République de Saxe. Le catalogue omettait néanmoins de préciser qu’elle avait pour origine la collection d’Auguste le Fort, le grand souverain admirateur de Versailles. Les changements d’attribution dans cette production prolifique sont aussi fréquents. Un portrait du peintre était passé à Drouot, en 1956, comme «d’après Rembrandt», sous le marteau de Maurice Rheims, pour 20 000 francs, l’équivalent de 350 € d’aujourd’hui. C’était en fait un autoportrait, qui a dû rester invendu dans l’atelier avant d’être repeint avec des attributs russes pour lui trouver un nouveau client. Redécouvert par le professeur Ernst van de Wetering, il fut restauré avant d’être adjugé pour une dizaine de millions d’euros par Sotheby’s, en 2003, à Steve Wynn. Celui-ci a déboursé le triple l’année suivante pour la Jeune femme au virginal, tableau extrêmement abîmé et repeint, qui venait d’être reconnu comme un Vermeer le seul restant en mains privées. Autre redécouverte plus récente, celle de l’allégorie de l’odorat, repérée par la galerie Talabardon & Gautier en 2015 dans une petite vente du New Jersey, où elle était proposée autour de 650 $ comme saynète du XIXe siècle ; il fallut quand même pour les marchands parisiens monter jusqu’au million. Elle fait en réalité partie du tout premier cycle peint dans sa prime jeunesse par Rembrandt, consacré aux cinq sens. Elle a rejoint, chez Thomas Kaplan, le toucher et l’ouïe.
Lievens redécouvert
Un des artistes les plus notables de la collection est son compagnon de l’époque, Jan Lievens, représenté par un autoportrait plein de fougue ainsi que par le portrait du prince Rupert, arborant un costume perse et coiffé d’un turban (voir reproduction page 233). Le modèle, que Rembrandt peignit la même année 1631 en compagnie de son tuteur, était le fils du comte palatin du Rhin, Frédéric V, et d’Elizabeth Stuart. On retrouve ce tableau de Lievens, issu de la collection du «roi du diamant» Jules Porgès, à la galerie Georges Petit, à Paris le 17 juin 1924, proposé comme «école de Rembrandt». En fait, Lievens fut son condisciple à Leyde. Ce peintre est un cas fascinant, car il était sans doute plus doué que Rembrandt. Mais, il cultivait un côté dilettante et perdit progressivement ses moyens. Rembrandt était plutôt de la trempe d’un Claude Monet, un infatigable travailleur creusant sa voie, explorant sans cesse pour rendre au plus près la perception du réel, un homme qui pensait chacune de ses représentations. Le jeune prince au turban réapparut chez Bonham’s à Londres le 13 décembre 1990, où il fut acheté par Emmanuel Moatti pour 585 000 £ ; celui-ci l’a exposé en 1992 à la Biennale des antiquaires, avant de le vendre à un collectionneur brésilien, plus connu pour son goût pour l’art contemporain. Le panneau fut racheté par Van Haeften, chez Christie’s en 2004, pour plus de 2 M$, largement au-dessus de l’estimation, avant d’entrer dans la collection Kaplan. Prêtées à titre anonyme, les deux œuvres firent forte impression en 2009, dans les expositions qui permirent la redécouverte de Lievens aux Pays-Bas et en Amérique.