Difficile d’approcher l’univers poétique et aérien d’un tel artiste. Mais une fois embarqué dans ses installations vertigineuses, le voyage fait sens. Rencontre enchantée avec les dérives anti-gravité de ce monsieur « Vertigo ».
Philippe Ramette n’a pas véritablement d’atelier. Sans doute esquisse-t-il ses dessins préparatoires sur un coin de bureau ou sur son ordinateur, mais la quasi-totalité de ses projets se réalise à ciel ouvert. Rendez-vous est donc pris à la galerie Xippas, où son œuvre est représentée. Qui se cache derrière ce monsieur souvent tiré à quatre épingles et dont le débit et la voix douce oscillent entre la réflexion et le souci de bien préciser sa pensée ? Notre homme est avant tout un sculpteur, un installateur, un réalisateur d’images, un poète de la gravité, qu’il maîtrise au moyen de prothèses artisanales. Il immortalise ses vertiges par le biais de photographies, signées Marc Domage. Des clichés que nous serions tentés de retourner dans tous les sens pour mieux comprendre le subterfuge, histoire de redresser l’horizon, trouver le «truc», s’accrocher à un semblant de logique… et dans lequel l’artiste, en complet-veston noir, défie les lois de la pesanteur avec un visage impassible, digne d’un Buster Keaton pris dans les aléas spatiotemporels d’un monde parallèle. Quand vous lui demandez : «Avez-vous le vertige, monsieur Ramette ?», la réponse est un «oui» franc et sans détour, «surtout au moment des prises de vue», ajoute-t-il. «Il y a ce désir de se mettre dans une situation inconfortable, ce qui influe sur la pose et provoque une certaine tension ou appréhension de mon personnage face à l’inconnu. L’attraction du vide devient un point de vue, mais elle n’est pas forcément mise en scène dans toutes les photographies. Ma démarche est avant tout contemplative, souvent plus apaisée et éloignée de l’implication physique que certaines situations peuvent susciter».
Prothèses-sculptures : nécessaires, contraignantes et invisibles
Il ne se voit pas comme un équilibriste ou un funambule allant d’un point «A» à un point «B». Son parcours relève plutôt de la déambulation, éloignée de tout compartimentage. Un travail de mise en scène photographique indissociable de celui de ses installations, mais aussi de ses sculptures ou de ses prothèses-sculptures, facilitant en coulisses la magie de cette lutte gravitationnelle dans laquelle il s’implique, grâce à un savoir-faire artisanal lié à une technicité rigoureuse. «Je les considère comme inhérentes à la finalité de la photo», explique-t-il. «Elles sont nécessaires, contraignantes, mais invisibles. Ce qui donne à la photographie la garantie d’un certificat visuel qui prouve leur réelle fonctionnalité.» Celles-ci lui permettent de marcher sur ou sous l’eau (Exploration rationnelle des fonds sous-marins), de flotter dans les airs (Lévitation rationnelle), de grimper aux arbres (Promenade irrationnelle) ou encore d’arpenter les falaises (Ascension rationnelle). «Ce qui m’intéresse, c’est d’imaginer ce décalage temporel, d’utiliser un rapport de force poétique avec l’environnement.» Décalage qu’il nourrit à travers son propre personnage de dandy courtelinesque et tragi-comique, prisonnier d’un monde absurde. Son évasion se résume à défier les lois du conditionnement par l’apesanteur.
Un homme en costume-cravate en lévitation
Cultive-t-il vraiment ce paradoxe ? «Le costume est devenu récurrent au fur et à mesure des années. Lors de mes études à la villa Arson, à Nice, je possédais déjà cette envie, sans doute pas très consciente au début, de me démarquer du côté décontracté de l’artiste. On peut y voir une forme de dandysme ou de provocation, mais je mettais un point d’honneur à venir en costume-cravate aux cours. Je me suis vite rendu compte que cet habit apportait une sorte de permanence à l’ensemble de mes photographiques, et je me plais à les imaginer comme un portrait de ma propre vie, comme un rapport au temps.» Philippe Ramette n’est pas en soi un performer ou un chantre du happening. Il ne plonge pas dans l’immatérialité du vide chère à Yves Klein. Il se joue des lois gravitationnelles afin de créer des microfictions. Il reste cet interprète, cet acteur cerné par des éléments qu’il s’amuse à bousculer. La question physique de ses mises en scène revient très souvent dans la discussion. Il a tout de même failli se noyer dans la baie de Hongkong avec Le Balcon II (2001), devant une équipe de sponsors, assistant médusés au naufrage du projet. Certains d’entre eux lui demandèrent pourquoi ne pas utiliser les subtilités de la technologie actuelle au lieu de risquer sa vie. «La poésie du subterfuge, la tension de la pose… ce qui m’intéresse, c’est ce qui m’échappe», répond-il. «J’avoue avoir eu de très grands moments de frayeur, notamment durant mes interprétations sous-marines comme La Sieste, où ma sécurité était assurée par une équipe de plongeurs professionnels. Cela demande une très grande endurance. D’ailleurs, depuis cette époque, je me suis mis au sport afin de continuer ce genre d’expériences. Mais je me suis aperçu que cela devenait trop systématique, que les collectionneurs ou ceux qui me suivaient étaient de plus en plus intéressés par la hauteur des risques que j’allais prendre. Je ne voulais pas que mon travail soit seulement réduit à cela. J’ai donc arrêté pendant quelques années, pour reprendre progressivement en 2014. »
L’humour comme filtre de distanciation
Son passage à l’acte avant la réalisation de la photo est souvent le fruit, selon lui, d’une rencontre, mais aussi de dessins préparatoires révélateurs de sa poésie et de son humour cravaté, pour ne pas dire un brin british. Deux atouts décryptables par le biais des titres magrittiens légendant ses objets-sculptures, exercice durant lequel il ne s’investit pas physiquement mais retranscrit l’essence même de son univers. Entre des titres tels que Objet à se voir regarder, Objet à communiquer avec soi-même, Béquilles pour nouveau-né, Potence préventive pour dictateur potentiel, Modules à structurer les foules ou encore Fauteuil à voyager dans le temps, Philippe Ramette se plaît à manier le verbe avec sobriété, préférant la formule claire et efficace aux jeux littéraires et effets de plume. «L’humour est un filtre qui me permet de conserver la bonne distance, de désigner l’absurdité de la condition humaine», souligne-t-il. «Ce n’est pas forcément de l’humour noir.» On ne peut s’empêcher d’évoquer toutefois la touche pince-sans-rire qui jalonne son œuvre. Quoi qu’il en soit, cet esprit lui donne une patine décalée, qu’il adapte et harmonise au gré de ses installations. «Ce qui m’a intéressé dans le projet de Polygone Riviera, dont la fonction première est d’être un centre commercial, a été de pouvoir placer des pièces qui soient propices à la déambulation, de voir que dans un tel contexte hyperfonctionnel il est possible de faire un pas de côté, de prendre des chemins de traverse et, surtout, de regarder ce lieu de manière différente. Par exemple, j’ai installé un plongeoir auquel l’accès est quasi impossible. Il n’est donc plus fonctionnel et devient le symbole d’une plongée dans le monde ou, plutôt, une manière d’embrasser le monde. Il y a cette tentative d’envol et de conquête de l’espace. Pour moi, c’est important de multiplier les points de vue, de voir la poésie du monde sous des angles différents.» Et si les décalages de ce monsieur «Vertigo» n’étaient que les fruits d’une belle méditation contemplative, face à un monde aseptisé ne donnant pas assez de place à d’autres envolées ?