Cette poignée de baies sauvages a été cueillie par René Lalique pour parer un flacon de parfum d’un spectaculaire «bouchon-tiare», une invention du verrier destinée à sa clientèle privée.
Voici un petit flacon à croquer, s’il n’était de verre et signé par l’un des plus grands interprètes du fragile matériau : René Lalique. Juché sur le contenant en forme de tonneau s’épanouit un buisson de mûres, dont les branchages retombent de chaque côté de la pièce… Toute la fantaisie de son auteur s’y exprime, qui se joue d’éléments empruntés à la nature pour créer des formes inédites. Parmi ses inventions les plus étonnantes figure ce fameux «bouchon-tiare» promis à un beau succès à travers de multiples déclinaisons, et illustré ici. Il apparaît la première fois en 1913, au sommet du flacon Pâquerettes dessiné pour le parfumeur Roger & Gallet. Du jamais vu alors, car le bouchon devient aussi volumineux que le contenant lui-même et se déploie en corolle autour de celui-ci, comme un paon faisant la roue. Un dessin que l’on retrouve l’année suivante avec le parfum d’Orsay, Leurs Âmes, auréolé par un disque transparent de verre, où deux nus féminins s’agrippent aux branches fleuries d’un cerisier… Après la Grande Guerre, une certaine fraîcheur est de mise : elle sera illustrée par plusieurs séries de flacons ovoïdes décorés de filets émaillés, sortis en 1920, et dont seuls les bouchons diffèrent. La première s’orne de «bouchons-cassis» (n° 494 du catalogue raisonné de Félix Marcilhac), dont les fruits sont moulés en demi-relief des deux côtés, et connus en quatre teintes : patiné brun clair, orangé, bleu clair et noir. La seconde sera celle aux «bouchons-mûres» (n° 495), tout aussi sculpturaux, et aux caractéristiques identiques.
La verrerie au service des fragrances rares
Dans la production verrière de Lalique, nombreuse et protéiforme, les créations pour la parfumerie occupent une place centrale. Peu étonnant, donc, que cette seule partie de l’œuvre du maître ait pu faire l’objet d’un imposant ouvrage de référence, sous la plume de la spécialiste Christie Mayer Lefkowith : L’Art de René Lalique flacons et boîtes à poudre (éditions Stylissimo, New York, 2010)… C’est par le parfum que l’ex-joaillier entre de plain-pied dans sa nouvelle activité, qui donnera bientôt lieu à une fabrication industrielle, d’abord dans l’usine de Combs-la-Ville, puis dans celle de Wingen-sur-Moder, en Alsace. Le premier flacon, commandé en 1909 par François Coty, est destiné à Cyclamen, une fragrance scellée dans une fiole antique, sorte d’alabastre étirée sur laquelle l’artiste dispose six femmes-libellules. Ce petit chef-d’œuvre au décor arachnéen va lui attirer d’autres clients pour lesquels, de Molinard à Worth, il imaginera des pièces spécifiques qui incarneront une certaine idée du luxe et de l’élégance dans l’entre-deux-guerres. Par ailleurs, le verrier diffuse, via sa société René Lalique et Cie, une gamme de produits essentiellement destinés à un public féminin, vendus aussi bien dans sa boutique de la place Vendôme que chez des dépositaires agréés (comme certains grands magasins parisiens) et dans un réseau de boutiques à l’étranger. Notre flacon couronné de mûres s’inscrit justement dans cette offre destinée à une clientèle privée, qui a largement aidé à promouvoir l’art du magicien Lalique.