Passe-temps guerrier dont l’objectif est la capture du roi adverse, cette distraction de haut vol a longtemps été l’apanage des grands de ce monde.
Les spécialistes s’accordent à penser que les échecs seraient nés en Inde au Ve siècle alors qu’un sage, chargé de l’éducation d’un jeune prince, aurait imaginé ce divertissement intelligent pour son élève. Version remise en cause au XVIIIe siècle après la découverte dans les cendres de Pompéi d’un authentique jeu d’échecs…
Destins croisés
Dans l’Europe du XIIe siècle, l’échiquier reste la chasse gardée des couches sociales élevées, et les parties livrées sont rapides et sans tactique, comme les corps à corps des guerres médiévales. C’est d’ailleurs à la faveur des croisades et des grands échanges culturels entre Orient et Occident que le jeu se généralise en Europe. Il faut néanmoins attendre la fin du Moyen Âge pour voir les règles évoluer. En effet, l’apparition des armes à feu sur les champs de bataille, perturbant les lois de la guerre, bouleverse les règles sur l’échiquier. Conséquence la plus directe, des pièces peuvent désormais se prendre de loin, ce qui permet à la partie de gagner en nervosité, et aux amateurs de la discipline d’étrenner de nouvelles stratégies plus sophistiquées. Rien d’étonnant à ce qu’au XIIIe siècle, les échecs ne soient désormais plus considérés comme une distraction mais comme un véritable exercice intellectuel, diminuant par la même occasion la méfiance de l’Église à l’égard de cet art qui, selon elle, dépendait complètement du hasard. Quand on sait que le premier livre imprimé en Angleterre ne fut pas une bible mais un «jeu d’échecs moralisé», on comprend l’opportunité d’un tel revirement face à une concurrence aussi rude ! Petit à petit, les brebis ayant fait mat au berger, les échecs gagnent en respectabilité, jusqu’à pénétrer toutes les cours d’Europe. En ventes publiques, rares sont les témoins complets datant de l’époque médiévale. L’amateur se console en dénichant, à l’occasion, des pions d’ivoire à l’aspect archaïque. Les exemplaires chinois en ivoire, avec des pions rouges et blancs, sont déjà plus courants. Mais ils n’ont de chinois que leur origine car ce sont en réalité des jeux conçus en série au XIXe siècle pour le marché anglais.
Vers l’adoubement
Au début de la Renaissance, les règles classiques sont adoptées. Mais que de chemin parcouru pour les jeux en général, longtemps synonymes de vice ! Les législateurs de la Grèce antique avaient déjà tenté de contrôler les loisirs, à commencer par les banquets et les divertissements. À Rome, on assimilait les amateurs du genre à la faune des quartiers mal famés. Dans la littérature médiévale, nombreuses sont les références aux conséquences, parfois tragiques, d’une défaite aux échecs. On se remémore cette supposée partie disputée au IXe siècle par Charlemagne contre un jeune chevalier coupable d’avoir éveillé chez la reine un certain intérêt. Entré dans les collections de la Bibliothèque nationale de France en 1793, ce «jeu de Charlemagne», admiré pour ses grandes dimensions, a en réalité été fabriqué en Italie vers la fin du XIe siècle. La légende disait pourtant qu’il avait été offert à l’Empereur par un sultan à l’occasion de son couronnement. Ou quand le mythe étouffe la réalité… Au XIIIe siècle, toutes les grandes familles d’Europe se tournent vers les artisans de Milan et Florence – les plus réputés –, pour commander les modèles les plus magnifiques, réalisés dans les matières les plus précieuses comme l’albâtre, le corail, l’agathe ou le lapis-lazuli, les plus originales comme les pierres dures, la terre cuite, la faïence, la porcelaine, les dents de morse ou l’os, et sans oublier les plus éphémères comme la mie de pain, le chocolat ou encore le papier mâché ! Les inventaires de l’époque sont plein de surprises, même si la matière la plus appréciée, et de loin, reste sans conteste l’ivoire. L’existence de jeux encore plus somptueux est mentionnée : or, argent, vermeil… Des commandes aussi prestigieuses qu’exceptionnelles. Inutile de préciser que ces réalisations sont introuvables sur le marché, même pour un collectionneur aussi réputé que le général Eisenhower en son temps ! Les amateurs d’événements historiques seront comblés par cette spécialité où les artisans, au fil des siècles, ont fait preuve de beaucoup de créativité : Wellington contre Napoléon entouré de fous-maréchaux, Louis-Philippe face à Abdel-Kader ou une version soviétique de 1933 avec les communistes, en rouge, dirigés par un vaillant ouvrier luttant contre le camp des capitalistes, en noir, dont les pions sont des esclaves enchaînés ! Dans un traité sur les échecs datant de 1777, Philidor, l’un des premiers théoriciens français, rappelle que la France a possédé d’excellents joueurs. Dans la seconde moitié du siècle des Lumières, les passionnés se retrouvaient au café de la Régence, près du Palais-Royal. Parmi eux, Rousseau, le prince de Conti ou encore Benjamin Franklin, qui fit découvrir et partager sa passion aux Américains. Mais Philidor, le plus fin joueur de son temps, les dépassait tous, et de très loin ! Il était capable de disputer trois parties en même temps et à l’aveugle, tout en poursuivant une conversation de salon. Et il gagnait, cela va de soi ! Après la Révolution, le général Bonaparte devint un habitué du café de la Régence où il venait «pousser du bois», comme on disait alors. S’il avait vécu au XXe siècle, sa bérézina aurait sûrement eu lieu sur un échiquier. Contre des Russes, encore et toujours, maîtres incontestés de la discipline. S’ils parviennent encore à gagner – ou à obtenir le nul – contre des ordinateurs surpuissants, qu’auraient fait Karpov ou Kasparov contre l’invention la plus originale de son temps, celle du baron Van Kempelen ? Créé en 1769, cet automate, représenté sous les traits d’un Turc assis, connut un franc succès dans toute l’Europe. Jusqu’au jour où l’on découvrit que cette grosse caisse qui servait de siège au Turc cachait en réalité un génial joueur d’échecs nain qui, par un système de miroirs, avait vue sur l’échiquier et pouvait bouger les pièces !